Le temps d'un match

Victoire à Wimbledon du suédois Borg, dont elle salue le talent. Une belle victoire qui fait oublier le temps du match les misères que subissent de nombreux citoyens à travers le monde.
Grace au ciel, il est Suédois ! Imaginez ce que susciterait ce cortège de triomphes s'il était Allemand ou Japonais, Soviétique ou Américain, et où l'on irait chercher les raisons d'une supériorité si écrasante... Que de connotations auraient ses victoires !...
Mais Borg le fabuleux est le fils d'un petit pays qui ne soutient de compétition avec personne, qui ne domine ni par sa monnaie ni par son ingéniosité, ni par ses armes ni par ses ressources. Qui ne menace personne, ne dérange personne, et ne se manifeste sur la scène internationale que pour y mener des actions humanitaires.
Borg est un individu détaché de tout contexte, qui exprime seulement un certain point de perfection dans ce que peut produire la conjugaison du don, du travail et de la maîtrise de soi.
Idolâtré par les uns, il est naturellement haï par les autres, parfois par les mêmes, qui rêvent du jour où il sera défait. Patience. Il le sera. Mais ce qu'il aura fait, nul ne pourra le défaire, ni ce qu'il aura été. Souverain. Le meilleur, pendant plusieurs années consécutives, et en face d'adversaires dangereux.

Il faut aimer les meilleurs et en faire son propre orgueil. Non un objet d'envie ou, comme on l'a lu ici ou là, un objet différent. « Une mécanique », a-t-on dit, ou encore : « Borg le robot ». Comme pour suggérer que, n'étant pas humain, il est incomparable, au sens propre du terme, aux autres humains sur un court de tennis.
Mais c'est parce qu'il est humain qu'il gagne ! Parce que, derrière les muscles et la technique, il y a ce que montrent si clairement les caméras de la télévision lorsqu'elles cadrent son visage toujours baissé : la possession absolue du corps par l'esprit. Il fait ce qu'il veut, et il veut ce qu'il fait.
C'est superbe. De l'humain achevé.
Et lorsque apparut hier, à Wimbledon, avant le dernier jeu du dernier set, l'esquisse si rare d'un sourire sur son visage fugitivement levé, il était évident qu'il perdrait la ou les premières balles. Parce que, l'espace d'un instant, il s'était déconcentré pour imaginer sa victoire. Il l'a ressaisie à temps.
Ces quelques heures n'étaient pas de trop pour voiler, le temps d'un match, les bateaux errants sur la mer de Chine, les Cambodgiens hurlant leur détresse à la frontière de leur pays où, refoulés, ils se meurent, les Nicaraguayens agglutinés à Managua, privés de tout secours. Pour voiler la face hideuse qu'a le monde ces jours-ci, humaine elle aussi.

Mardi, octobre 29, 2013
Le Journal du dimanche