Le temps des bilans

Réflexion sur le nouveau cinéma
On a cassé les vieux moules. Pour y couler quoi ?

En ville ? Envie d'aller au cinéma ? Pour y voir quoi ? Un vieil Hitchcock ? Un vieux Welles ? Un vieux Chaplin ? Ou « La Bataille du Rail » qui date de 1946 ?
« Donner au client ce qu'il veut, c'est la véritable solution du problème de la fréquentation », vient de déclarer le président de la Fédération des Cinémas Français, M. Edeline.
Le « client », c'est vous, c'est moi. Peut-être ne savons-nous pas précisément ce que nous voulons, mais le fait est que nous ne voulons plus ce que l'on nous propose, que nous n'allons plus « au cinéma », que nous nous contenterions aisément d'aller voir, au cours de l'année, cinq ou six films bien déterminés. La France en produit et doit en produire plus de cent, en projeter plus de 300, pour que l'industrie cinématographique demeure viable, et que le réseau de salles soit alimenté. Qui se dérangera pour y assister ?

Moins de 35 ans

Si l'on en croit les exploitants, tout cela est « la faute au nouveau cinéma » qui aurait vidé les salles autant qu'il a empli les journaux.
Alors, essayons un peu de comprendre ce qu'est ce « nouveau cinéma ».
Entre 1950 et 1960, une nouvelle vague de réalisateurs est venue, tout naturellement, prendre le relais de la précédente. Ceux qui la composent ont un seul point commun : l'âge moyen. Mais on peut, dans le domaine de la création artistique, être jeune à cinquante ans et vieux à trente ans.
A l'intérieur de cette nouvelle vague, quelques jeunes gens, la plupart issus de la bourgeoisie aisée où le cinéma ne recrutait guère autrefois, ont choisi de faire des films comme ils eussent choisi, autrefois, la carrière littéraire : pour communiquer leur vision du monde, leurs sentiments, leurs émotions.
Les moyens financiers leur en ont été donnés. Ils s'en sont servis.
Au sein d'un cinéma français tout étonné de perdre, parce que la paix, l'essence et les films américains étaient revenus, un public qui l'avait si généreusement enrichi pendant l'occupation, leur irruption fut remarquable, mais remarquée essentiellement parce qu'elle fut massive.
Dans le même temps, ou presque, Alain Resnais (« Hiroshima »), Louis Malle (« Les Amants »), Claude Chabrol (« Le Beau Serge »), Jean-Luc Godard (« A bout de souffle »), François Truffaut (« Les quatre cents coups »), secouèrent si fortement le cocotier que celui-ci en tremble encore. Pendant quelques mois, tout garçon de moins de trente-cinq ans, un peu insolent et dépourvu, si possible, d'expérience technique, trouva sa chance auprès des producteurs.
D'où une série de réalisations bâclées, désinvoltes, mal ficelées, qui ne rencontrèrent aucune audience.

Marx dans sa tombe

Vint le temps des bilans : il fut rude, remettant chacun à sa place, et H.-G. Clouzot en tète des recettes avec « La Vérité ». Il fallut se résigner : la jeunesse ne détenait pas la clé du succès. Mais il resta que le nouveau cinéma, le vrai, avait démodé l'autre. D'abord par le ton : débarrassé des conventions anciennes par le néoréalisme italien, il exprimait, avec plus ou moins de bonheur, un néoromantisme français. Ensuite, par le style : en cherchant à rendre au récit cinématographique une forme spécifique qu'il avait eue, du temps du muet, et qu'il ayait perdue en trouvant la parole, le nouveau cinéma l'a radicalement « déthéâtralisé ».
Expulser le théâtre de l'écran en lui gardant la parole, explorer les ressources infinies du son et de l'image superposés mais autonomes, donner au récit une structure qui n'emprunte ni à l'art dramatique ni à la littérature, c'est cela le nouveau cinéma. Et c'est nécessaire, et c'est passionnant, comme tout ce qui remet en question un art figé.
Encore faut-il prendre cette révolution — ou cette évolution — pour ce qu'elle est, c'est-à-dire purement formelle.
Nous avons eu, cette saison, deux exemples aboutis de « nouveau cinéma » : « Marienbad », d'Alain Resnais, et « L'Ile Nue », ce pur chef-d'œuvre venu du Japon.
Ce dernier film offre l'exemple même du progrès dans la forme et dans l'expression, au service d'un esprit violemment réactionnaire. Collusion qui n'est pas forcément japonaise.
« L'Ile Nue », souvenez-vous, c'est l'exaltation de la résignation à la douleur, à la peine, à la misère, qui sont le lot de l'homme. Curieusement, c'est au Festival de Moscou que le film a reçu récompense. De quoi retourner Marx dans sa tombe. Mais la confusion est si commune entre le contenu et l'écriture, lorsqu'il s'agit de cinéma, que personne à ma connaissance ne s'en est avisé, du moins ouvertement.

De vieilles chansons

Cela n'a d'ailleurs aucune importance. Dès que le critère politique ou moral intervient en matière d'art, il fausse tout.
Mais que n'aurions-nous pas entendu, de la part de la critique de gauche, si les thèses de, « L'Ile Nue » avaient été soutenues par un pasteur prédicant dans quelque film américain bien classique dans sa construction !
« Marienbad » et « L'Ile Nue », exceptionnellement réussis dans leur catégorie, ont attiré l'un 142.000, l'autre 138.000 personnes en exclusivité à Paris.
C'est peu, si l'on songe que « La Belle Américaine » en a trouvé 530.000, et « Les Canons de Navarone » 560.000. C'est énorme quand on pense à l'effort de participation que de tels films exigent du spectateur.
Autres chiffres qui donnent à réfléchir : « Jules et Jim », de François Truffaut, résolument anticonformiste dans son esprit mais accessible et presque classique dans sa forme, a attiré à Paris presque autant de spectateurs (211.000) que « Vie Privée » (241.000) qui bénéficiait de Brigitte Bardot.
Ce que l'on dit déconcerte donc moins, c'est un fait, que la façon dont on le dit.
Ce qui empêche aujourd'hui les jeunes réalisateurs français et les moins jeunes de remettre en question, dans leurs films, les valeurs sociales autant que l'esthétique cinématographique, ce n'est ni la censure, ni les producteurs, ni le public.
Tout simplement, ils ne semblent pas en avoir l'idée. L'histoire qu'ils racontent les intéresse mois que le procédé selon lequel ils la raconteront.
C'est non seulement leur droit, mais le signe d'un état d'esprit qui s'étend très au-delà du cinéma. On fait craquer les vieux moules pour y couler quoi ?
Alors il faut tout de même signaler la sortie à Paris, d'un film insidieusement écarté des écrans depuis près d'un an sans motif avoué : « Les honneurs de la Guerre ».

Les blés sont mûrs

Ce qu'il montre ? Le contraire d'une épopée, les dernières heures de l'occupation allemande, dans un village français. C'est l'été. Il fait chaud. Les blés sont mûrs, les femmes attendries, les hommes éméchés.
Les militaires allemands ne veulent plus se battre et les civils français n'y tiennent plus non plus. Cela fera quand même quelques morts, par malentendu, par tradition, par réflexe.
Ce film ne choquera que ceux qui subliment la guerre, c'est-à-dire possiblement beaucoup de monde.
Notez le nom du réalisateur, qui en est également le producteur : Jean Dewever. C'est un jeune homme qui a de la santé. Il en faut, pour poser sur l'humanité, en général, et sur ses compatriotes, en particulier, regard ironique, salace et tranquille. Trottinant sur les traces de Jean Renoir, c'est un anti-Antonioni.
Ses personnages, qui marchent au vin rouge et non au whisky, hérisseront les lecteurs de Scott Fitzgerald et de Salinger, les amants de « Marienbad », les fanatiques de Bergman. On ne lance pas avec plus d'assurance un pavé dans la mare de la métaphysique et du bon goût.
Cette manifestation d'indépendance mérite d'être saluée, en dépit de quelques gaillardises inutiles.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express