Le plaisir de vivre

Critique élogieuse pour « Arcadie », le dernier essai de Bertrand de Jouvenel à propos de la société industrielle et de son avenir. Énonce ses principales thèses. Réflexion autour du travail
LE PLAISIR DE VIVRE

FRANÇOISE GIROUD

N'en lirait-on qu'un, cette année, c'est ce livre-là qu'il faudrait choisir : celui où Bertrand de Jouvenel développe, en quatre cents pages, une réflexion aiguë sur la société industrielle et son avenir.
La science de l'économiste tient ici dans un corset de fer la sensibilité de l'intellectuel. Quand il parle du « maniement imprudent de la nature », c'est à partir de faits concrets, en maîtrisant la mélancolie de l'homme qui voit mourir les arbres, souiller les eaux de son pays. Et son attachement à un certain passé n'aveugle à aucun moment le regard qu'il pose sur le présent.
L'ensemble de ces essais sur le mieux-vivre, parfois répétitifs, est trop dense pour être résumé. On peut seulement indiquer quelques-unes des idées majeures autour desquelles il se déroule en spirales.
Ce qui fait, selon Bertrand de Jouvenel, l'originalité de la civilisation moderne, son caractère radicalement nouveau, c'est que le principe d'efficacité l'a entièrement saisie. Efficacité : atteindre le but visé avec la moindre dépense de moyens.
Mais quel est ce but ? Théoriquement, ce pourrait être la réduction du temps de travail grâce à la productivité. En pratique, le temps de travail diminue beaucoup moins que la productivité n'augmente. Jouvenel réfute J.K. Galbraith, quand celui-ci prétend que la poussée vers l'augmentation de la puissance productrice pourrait se relâcher. « L'idée d'une économie stationnaire quant à ses fruits et progressiste quant à ses méthodes est un monstre intellectuel », écrit-il. Tout le système des sociétés industrielles — y compris la soviétique — est fondé sur le développement incessant de besoins nouveaux. C'est ce développement, et non la recherche du profit, « ruse de l'histoire », qui stimule les individus. Nous voulons toujours plus.
Ce « plus » ne s'exprime pas dans les formes anciennes de la richesse et du luxe, mais dans ce qui donne à l'homme un sentiment de puissance nouvelle : aller vite, voler, parler au loin, voir ce qui se passe ailleurs. Toujours plus = pouvoir plus. Le progrès technique est associé à l'instinct de puissance. C'est une variante de l'esprit de conquête. Aussi voit-on que l'on ne peut pas se reposer sur lui.
Cette orientation orgueilleuse expliquerait que la richesse, tenue tout au long de l'histoire pour corruptrice et génératrice de décadence, n'a nullement détendu les ressorts de la civilisation occidentale.
Si l'on admet que le progrès technique est essentiellement manifestation de la puissance humaine, que le mieux-être n'en est qu'un sous-produit négligé, bâclé, une question se pose : la puissance pour quoi ? Généralement, la puissance est la capacité de réaliser ce que l'on veut. Mais faute de valeurs déterminant à quoi l'on vise, c'est le pouvoir tout nu qui devient l'objet de la volonté. En cela réside le renversement de toutes les valeurs : la puissance n'apparaît plus comme la possibilité de réaliser ce qui convient ; ce qui convient se trouve déterminé par ce qui augmente la puissance, et accessoirement la richesse.
L'enrichissement, en soi, est un bien, puisqu'il n'est plus aujourd'hui prédateur : l'expansion industrielle ne s'exerce pas au détriment d'autrui, mais grâce à des progrès successifs dans l'organisation, les procédés et les instruments du travail. Or, le doublement de la production par habitant, au cours des vingt années à venir, est matériellement réalisable. Alors, le moment n'est-il pas venu de rêver ?
Ce dont rêve Bertrand de Jouvenel, c'est de mettre les instruments de l'efficience au service du bonheur, d'accroître ce qu'il appelle joliment « l'aménité de la vie ». Pour atteindre le mieux-vivre, il faut d'abord le définir. Jouvenel le divise en trois chapitres :
— la qualité du cadre matériel,
— le rapport avec le travail,
— la qualité du milieu.
Posant que nous sommes sensibles aux formes, sons, odeurs, et que le développement de cette sensibilité est un progrès de l'être, il dénonce vigoureusement la laideur des lieux où les gens des villes habitent et travaillent. Phénomène particulièrement affligeant en France. Notre cadre de vie, dit-il, est un cadre de pauvres.
Sur le rapport avec le travail, il est vrai que l'homme, occupé moins longtemps par sa tâche, vit beaucoup mieux, une fois celle-ci terminée. Mais l'homme malheureux dans son travail ne sera jamais rendu heureux dans ses loisirs comme celui qui prend plaisir à son ouvrage.
Jouvenel ne dit pas comment ce travail pourrait trouver ou retrouver la saveur de l'activité appréciée en elle-même. Mais il constate : loisir n'est pas valeur.
La population européenne continue à regarder la conquête du loisir comme une promotion sociale, parce que les groupes privilégiés étaient, autrefois, exempts de travail. Mais la promotion se caractérise aujourd'hui, au contraire, par la prolongation de la durée du travail. Evolution logique : au cours de toute expansion économique apparaissent des goulets d'étranglement concernant les ressources relativement les plus rares. Ce sont les talents les plus rares en matière d'expansion qui seront poussés à la plus grande activité, tandis que le loisir deviendra le fait du grand nombre.
Ce loisir, qu'en fait-on et qu'en fera-t-on ? Autrefois, la liberté d'esprit, plus ou moins bien employée, à l'égard des tâches matérielles était le privilège de la minorité. C'était un modèle, pour le jour où cette liberté pourrait être également répartie grâce à une productivité accrue. Mais les choses ont tourné autrement.
Accablés de tâches matérielles, les hommes qui se trouvent au sommet de la société ne se distinguent que par la dépense. C'est le seul modèle offert à l'imitation. D'où une sorte d'homogénéité de la société qui prive de toute indication quant à la « bonne vie » qu'il s'agirait de vivre.
Voilà ce que dit, parmi beaucoup d'autres choses, cet enragé d'un genre particulier qu'est Bertrand de Jouvenel. En ces temps où le savoir-faire, le know how, est la force motrice du progrès économique, les hommes du « Savoir » sont plus ou moins cantonnés dans une attitude de fournisseurs à l'égard des hommes du « Faire », alors que l'important serait de Savoir Quoi Faire.
Aux cris d'angoisse et d'espoir qui déchirèrent le ciel de mai, ce livre sobre et, d'une certaine façon, implacable, répond : nous ne pouvons plus poursuivre qu'une utopie, civiliser notre civilisation.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express