Le péché des péchés

Réagit face la condamnation des méthodes contraceptives dans l'encyclique de Paul VI. Tente de démontrer l'absurdité de cette condamnation en déconstruisant ce sur quoi elle s'appuie.
Voici donc le péché rétabli dans sa gloire. Le péché des péchés. Il allait s'étiolant. Hommes et femmes, émergeant lentement de ténèbres séculaires, étaient de moins en moins nombreux à le situer dans l'acte de chair. Et peut-être celui-ci en perdait-il la saveur du soufre.
L'encyclique de Paul VI lui restitue d'un coup la dimension gigantesque qu'il n'a cessé d'occuper dans l'histoire de l'humanité, et singulièrement de la chrétienté. Nous en voilà solennellement avertis : « C'est une erreur de penser qu'un acte conjugal rendu volontairement infécond, et par conséquent intrinsèquement déshonnête, puisse être rendu honnête par l'ensemble d'une vie conjugale féconde. » Alors que dire du même acte accompli dans le cadre d'une union extra-conjugale... Le cas ne mérite même pas d'être envisagé, ô Marie-Madeleine...
Si cette condamnation formelle de toutes méthodes contraceptives n'affectait que les fervents catholiques, ceux-ci seraient seuls habilités à la réfuter. Mais nous le savons bien, que nous sommes tous intéressés, que le dernier des mécréants est imprégné des commandements qui fondent la civilisation où il naît, se développe et creuse sa vie. Les récuser, c'est encore les reconnaître. N'est pas païen qui veut.
La civilisation où nous sommes nous déclare coupables, depuis deux mille ans, dès lors que nous nous révoltons contre la volonté de Dieu exprimée par l'Eglise catholique et romaine. L'Eglise nous déclare aujourd'hui coupables et « intrinsèquement malhonnêtes » dès lors que nous n'accepterions pas l'alternative entre les conséquences naturelles de l'acte de chair et la continence. On ne barbote pas impunément dans l'indignité sans qu'il vous en reste quelque chose, même lorsqu'une religion de miséricorde assortit la condamnation du pardon.
Ce qui entrera désormais, dans l'absorption d'une pilule ou dans la pose d'un stérilet, de crainte obscure en même temps que de défi, de censures renforcés à l'égard du plaisir en même temps que de provocation dans sa recherche, de haine de soi, c'est-à-dire d'impuissance à aimer les autres, nul ne peut le mesurer. De tels gestes n'étaient pas simples en pays catholique. Ils le seront moins encore. Les interdits relatifs à la satisfaction de la sexualité prennent racine au plus profond de l'inconscient collectif constitué à travers les siècles, et transmis de génération en génération. Il faut être bien ignorant ou bien naïf pour s'en croire indemne, même, surtout quand on le crie sur les toits.
Comme à l'accoutumée en matière de sexualité, l'essentiel de la culpabilité et de ses résultats pratiques sera porté par les femmes, convaincues, aux termes de l'Encyclique, de contribuer « à l'abaissement général de la moralité », si elles évitent volontairement une maternité.
Les cyniques s'en réjouiront. Trop assurées de leur droit au plaisir des sens, les femmes étaient en passe, disent-ils, de manquer de sel. Mais on peut difficilement imaginer que ce soit à les épicer que s'emploie une encyclique pontificale.
A quoi donc s'emploie-t-elle ? A faire observer, comme il y est dit, « la loi naturelle » ? Mais la loi naturelle, ce n'est pas seulement la rencontre fertile d'un spermatozoïde et d'un ovule, c'est le meurtre, le cocotier, l'égoïsme, la négation des autres et la quête permanente du plaisir. Où en serions-nous si nous obéissions à la loi naturelle ? Faite en son nom, l'Encyclique ressemble aux messages des hommes politiques, toujours prêts à penser qu'ils ne seraient pas entendus s'ils informaient exactement.
Maîtriser l'instinct fondamental des hommes, le détourner à des fins utiles, sécréter et maintenir des lois qui organisent la répression des désirs primaires, leur sublimation, et l'emploi quasi intégral de l'énergie à la production des biens, c'est l'essence même de la civilisation.
Depuis ses origines, civilisation est synonyme d'ascèse, investissement des instincts d'agressivité dans le travail et la lutte contre la nature, plutôt que dans le rapt des femmes.
La morale, c'est-à-dire les règles d'action qui nous sont inculquées depuis la nuit des temps, au point que certaines nous sont incorporées, ce n'est jamais qu'un ensemble de lois auxquelles l'humanité doit sa survie et son développement. C'est une morale économique.
Elle n'est ni haute ni basse. Elle est plus ou moins utile à la conservation et à la multiplication de l'espèce, à l'établissement de relations sociales. Elle est toujours contrainte plus ou moins consentie, avec plus ou moins de douleur, par des hommes plus ou moins trébuchants. Il est hautement comique d'entendre certains se prétendre libres, alors qu'ils vivent en permanence tyrannisés par la conscience qu'ils ont acquise et par les instincts qu'ils n'ont pas perdus.
Aussi n'est-ce pas la tyrannie de la conscience que l'on peut rejeter, si elle nous punit pour des actes incompatibles avec la civilisation. C'est sa tyrannie lorsqu'elle est gratuite.
Une morale exigeante, mais élaborée en fonction des réalités d'aujourd'hui, nombreux sont ceux qui l'appellent. Ils savent que le temps n'est plus où quatre enfants sur cinq étaient détruits en cours de gestation, à la naissance ou en bas âge. Mais ils savent aussi que le temps n'est plus où l'on pouvait s'accommoder de condamner les trois quarts de l'humanité à la sous-alimentation parce que l'autre quart connaissait lui-même la pénurie et qu'il n'y en avait « pas pour tout le monde ». Que dirait-on d'un peu plus d'ascèse de ce côté-là, où gît véritablement le scandale moderne ? D'un peu moins d'automobiles, de vacances et de télévision, et d'un peu plus de transfert de nos capacités productives au bénéfice de tous les déshérités de cette terre inhospitalière ? Y compris de notre capacité à produire des pilules ?
Qui ne sacrifierait huit jours de vacances, c'est-à-dire de plaisir, au monde sous-développé parmi ceux qui trouveraient baroque de s'interdire pendant le même temps de plus secrets plaisirs sur ordre du Vatican ? Qui ne cherche une morale des relations humaines dans le travail, dans les rapports entre gouvernants et gouvernés, entre peuples, et plus simplement entre hommes et femmes ?
Nier que cette morale puisse et doive naître de la connaissance et du progrès technique, c'est écrire l'encyclique du désespoir.
Nous nous permettrons de n'y pas souscrire et de garder la foi. La foi en l'Homme et en son devenir. Libre à chacun de juger ce qui l'aide à vivre.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express