Le moral des civils

Sur la paix qui ne progresse pas en Algérie
Ainsi, c'est raté. Bizerte après Evian, Lugrin après Bizerte... L'association, c'est raté. La coopération, c'est raté. La paix, c'est raté. La décolonisation sera donc, jusqu'à son terme, éprouvante, sanglante, humiliante.
Est-ce là une vue pessimiste des choses ? Pour autant qu'on le sache, le chef de l'Etat n'en pense pas moins. Mais ses collaborateurs et ses visiteurs — M. Adlaï Stevenson en particulier — en témoignent : il est d'excellente humeur. Allons, tant mieux.
On regrettera seulement que cette jovialité reste trop confidentielle pour devenir communicative.
Tout le monde ne peut pas, hélas ! dépasser de la tête le plafond des nuages.
Et, en dessous, il fait lourd. Très lourd. A-t-on assez, parlé du malaise de l'Armée ! Et le malaise des civils, si l'on s'en occupait un peu ? Chacun va, oscillant entre une anxiété diffuse et le désir très humain d'échapper à cette anxiété en s'engouffrant dans le tourbillon des vacances. Après ? Après, on sait seulement que ce ne sera pas comme avant. A quoi bon y penser ? Mais comment ne pas y penser...
Les derniers événements, et ce qui peut en découler, affectent parce qu'ils occultent l'avenir.
Le passé, qui n'est las de le ressasser, de remâcher les tomates de M. Mollet et les salades de ses successeurs ?
Même le passé plus récent excède. Du « je vous ai compris » au « quarteron de généraux », qui, eux, n'avaient apparemment rien compris, il y a des mots et des morts, des morts et des mots, et puis quoi d'autre que l'ont ait envie d'évoquer, fût-ce par dérision ?
C'est le futur que l'on voudrait pouvoir déchiffrer dans le ciel du présent.
Savoir qui l'emportera, de la passion ou de la raison.
C'est facile, la passion. Comment ne pas comprendre que l'Armée brûle de se lancer à la reconquête de l'Afrique du Nord ? On ne se fait pas soldat quand on préfère la paix d'une garnison de province à l'excitation du combat.
Et, d'une certaine manière, tout deviendrait horriblement simple si un putsch militaire réussissait, si des camps bien tracés se formaient, si la guerre civile s'installait.
Mais, pour l'instant du moins, elle reste larvée. On la sent, souterraine, alimentée par ceux qui espèrent se hisser à travers elle jusqu'au pouvoir.
Le pire est que l'on ne sent plus la paix cheminer parallèlement. Quelque chose semble irrémédiablement cassé, dans l'engrenage qui aurait pu y conduire. Et même ceux qui avaient fait profession de se montrer le plus hostiles à l'ouverture de négociations en sont restés barbouillés, déçus. Tant ils espéraient au fond, comme tout le monde, qu'elles aboutiraient, quitte à crier ensuite à la trahison.
Pouvait-il en être autrement ? Y avait-il, y a-t-il quelque chose à sauver en Afrique ? Vous voyez bien que non, disent certains, puisque même avec Bourguiba...
On voudrait pouvoir leur répondre, un jour prochain : « Vous voyez bien que si, puisque même avec de Gaulle... ».

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express