Le monde où l'on s'ennuie...

Sur le Tout Paris et sa manière d'assister aux spectacles
Je sais bien que les scrupules sont démodés, mais j'éprouve toujours quelque gêne à accepter les invitations à boire du champagne, à manger les sandwiches qu'une - et parfois deux ou trois personnes - offrent quotidiennement à Paris pour en faire ensuite matière à un article désagréable.
Est-ce à dire qu'il faut être indulgent parce que l'on fut nourri ? Là, d'autres scrupules interviennent.
Ne pas en parler ? Hé ! c'est précisément
pour vous inciter à en parler que l'on vous y convie.
Alors, parlons donc de cette étrange soirée où cinq cent personnes se pressaient dans les salons d'un couturier pour y voir le dernier film écrit par Jacques Prévert : Les Amants de Vérone.
C'était très exactement le type même de la soirée parisienne : un mélange savant de gens du monde, d'académiciens, de vedettes, de mannequins et de journalistes.
Il y avait naturellement M. Orson Welles. Il est devenu impossible de mettre les pieds dans une réunion parisienne sans l'y rencontrer. Orson Welles a été un grand homme de cinéma. On est un peu triste de le voir transformé en starlet et disputer à quelques Martine Carol le privilège d'être l'individu le plus photographié de Paris, tout en fournissant de moins en moins de raisons de l'être.
Maria Montez, qui semble le suivre sur cette pente dangereuse offre du moins le spectacle d'une agréable anatomie.
Il s'agissait de nous montrer un film.
Des ingénieurs spécialisés ont longuement travaillé avant de construire des salles dites « de cinéma ». Il y en a 13.429 à Paris. Il ne semblait pas urgent d'en improviser une 13.430e dans un couloir traversé de courants d'air où cinq cents invités enroulés autour de leur chaise apprirent aux dépens de leurs reins ce qu'il en coûte d'appartenir au Tout-Paris, au lieu d'aller cinéma le samedi soir comme tout le monde.
Néanmoins, puisqu'ils s'y trouvaient de leur plein gré et qu'ils portaient tous les signes distinctifs de gens bien nourris, bien habillés (les hommes) et bien déshabillés (les femmes), on aurait pu espérer qu'ils étaient également bien élevés.
Il faut être un habitué des manifestations de ce genre pour
mesurer le degré de grossièreté de nos contemporains.
Il y a ceux, aux générales, qui arrivent avec une demi-heure de retard, dérangent tout un rang de fauteuils, lesquels dérangent, en claquant, le quart d'une salle.
Il y a ceux qui commentent à haute voix et égrènent tout au long du spectacle des réflexions désobligeantes, des rires ironiques, des : « Je n'y comprends rien... Qu'est-ce qu'on fait là... Je n'ai jamais rien vu d'aussi bête... » avec un mépris total des opinions de leur voisin, du silence qu'ils sont en droit d'exiger, et de la plus élémentaire courtoisie à l'égard de leurs hôtes.
La ruée vers le buffet n'est qu'un épisode, les cigarettes écrasées sur le tapis un détail, et c'est à l'une des plus grandes soirées parisiennes que l'on vit au vestiaire un monsieur fort titré profiter d'une erreur de numéro pour jeter sur les épaules de sa femme une zibeline, en guise du lapin qui lui appartenait.
Elle eut plus de scrupules... ou moins d'assurance. Ne me faites pas dire qu'ils sont tous comme ça, mais ce sont les plus bruyants, donc les plus remarqués.
Il est aussi de bon ton d'affecter l'ennui et de se plaindre parce que la tenue de soirée est exigée. Alors que la plupart des femmes présentes trouvent dans leur robe du soir la moitié du plaisir de la soirée.
On doit dire également : « Ah! un trou à la campagne... la vie saine... Plus de galas... J'en rêve » alors qu'une seule soirée l'où on est exclu vous brise le coeur, et que dans le monde entier des femmes et des hommes rêvent justement de se trouver là où l'on se plaint d'être.
Si je me refuse pour ma part à confondre la mauvaise humeur avec la distinction d'esprit, les râleurs avec les critiques, les vedettes avec des spécimens de zoo, la mode avec l'élégance, c'est parce que je regrette de voir tant de femmes jolies et d'hommes agréables s'efforcer de s'ennuyer ensemble là où ils ont toutes les raisons de se distraire. Dusse-je y laisser ma réputation, je vous ferai un aveu : moi je m'y amuse.

Mardi, octobre 29, 2013
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