Le monde de Catherine

Eloge de la « Putain du diable » de Catherine Clément, livre de vulgarisation philosophique
Voyage chez nos philosophes

Le monde de Catherine

Le tour du Quartier latin en 400 pages.

Un livre a fait fureur ces derniers mois, Le Monde de Sophie, un cours élémentaire de philosophie : Socrate, Platon, Aristote, Spinoza, Kant et tutti quanti. Succès effarant et mondial.
Catherine Clément réédite en quelque sorte l'opération, mais avec des modernes, les philosophes de sa jeunesse, soit Sartre, Althusser, Lacan, Jankélévitch, Derrida, Lévi-Strauss, Barthes, Michel Foucault. Mais ce « monde de Catherine » est torché avec une verve et parfois un humour qui font défaut au Monde de Sophie. Et elle s'amuse à y planter un titre flamboyant, La Putain du Diable, au prétexte que c'était là le nom donné par Luther à la Raison.

Le glas de Sartre

Agrégée de philo, enseignante longtemps, journaliste un temps, romancière à succès (Pour l'amour de l'Inde), lacanienne frénétique, gauchiste en 68, communiste ensuite, sans que l'on comprenne clairement ce qui l'a jetée dans les bras du Parti, elle a construit son livre sur le postulat suivant : elle imagine qu'avec un collègue baptisé Biquet, elle enregistre une série d'émissions pour Arte sur les aventures intellectuelles de leur génération.
On saisit les deux larrons en plein travail, se disputant, naturellement.
Ce sont deux vieux rationalistes qui refusent d'abord de s'étendre sur Sartre, Camus, Merleau-Ponty. A 15 ans, on ne les connaissait pas, dit Biquet. Et elle :
« Quand on les connaît, on n'en veut plus. » Elle en parlera cependant, plus tard, avec une sorte de tendresse pour le vieux Sartre, « innocent » à la fin de sa vie. Mais, pour l'heure, elle a hâte d'en venir au fait : Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, qui sonnait, en 1962, le glas de la philosophie de Sartre qui torpillait l'existentialisme et inaugurait le structuralisme. Des grands mots sous lesquels il s'agit de mettre des idées comestibles pour le commun des mortels puisque la narratrice et Biquet sont censés s'adresser au public d'Arte. Eh bien, elle y arrive, tout en traçant un beau portrait de Lévi-Strauss.
Celui de Lacan, auquel va toute sa fidélité, n'est pas mal non plus. Et celui du merveilleux Jankélévitch, qui fut son maître, est attendrissant comme le fut l'homme lui-même.
Barthes, qui donna sa noblesse à la science des
signes, la sémiologie, est joliment traité. Les anecdotes tombent en rafales. Et, si l'on a renoncé à comprendre pourquoi Jacques Derrida est le philosophe français le plus célèbre à l'étranger, on pénétrera ce mystère en lisant La Putain du Diable.

Merveilleux Jankélévitch

On passe rapidement sur la découverte des « nouveaux philosophes », ces jeunes gens trop beaux pour être honnêtes. Et puis, bizarrement, à la fin de l'ouvrage, on se retrouve dans Hegel et la « recherche du sens », une recherche que l'auteur a longtemps repoussée. Mais on apprend, en passant, qu'elle a retourné sa veste. C'est que la Raison, c'est bien beau, mais il faut pouvoir s'y tenir...
Catherine Clément fait beaucoup parler ses héros. Est-elle fidèle à leurs propos ? Fut-elle à ce point dans leur familiarité ? Je ne sais. Mais ceux-ci sont souvent savoureux et sonnent juste, quand on a un peu connu les intéressés. Cependant, il y a chez elle quelque chose d'agité, de trépidant, outre des états d'âme qui agaceront sans aucun doute ceux qui ne supportent pas qu'on parle de philosophie sur ce ton-là. Ils vous diront que La Putain du Diable n'est pas un livre sérieux.
Aussi bien ne leur est-il pas destiné. Catherine Clément écrit pour être lue. Et, à cet égard, elle sait faire.

Mardi, octobre 29, 2013
Le Figaro