Le jour où Homo sapiens s'est mis à penser

La construction des relations hommes/femmes vue par Françoise Héritier, anthropologue, dans Masculin/féminin. La suprématie masculine s'est inscrite dans les mentalités à travers les âges.
La suprématie masculine a plus d'un tour dans son sac.
Ainsi, l'égalité des sexes ce n'est pas pour demain. Dans un siècle peut-être, ou deux, ce qui s'oppose à cette égalité se sera effacé de l'esprit des hommes, mais il n'en faudra pas moins.
C'est ce qui ressort des travaux passionnants de Françoise Héritier, anthropologue, professeur au Collège de France, qui remet, si l'on peut dire, en 300 pages les pendules à l'heure.
Que nous apprend-elle, dans Masculin/Féminin ? Qu'à l'aube de l'humanité, Homo sapiens s'est mis à penser, à parler, à donner le jour et la nuit, le chaud et le froid, l'homme et la femme. Des corps semblables mais différents, par les liquides qu'ils produisent, sperme pour l'un, sang et lait pour l'autre, et que seule la femme à la faculté de procréer.
Sur ce socle, mythes, fantasmes, représentations et institutions sociales se sont élaborés. Et, d'une certaine façon, nous vivons encore dessus. Preuve : cette notice de l'Encyclopaedia Universalis en date de 1984 dénonçant « l'extraordinaire inaptitude du gamète femelle à poursuivre son développement, son état ''d'inertie physiologique'' et la nécessaire ''fonction activatrice naturelle du gamète mâle''. Un vocabulaire qui en dit long... sur l'auteur de la notice.
« C'est l'observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique », écrit Françoise Héritier. Et elle démontre comment, depuis le fond des âges et à travers les siècles, l'universalité de la suprématie masculine s'est inscrite dans les mentalités et s'est imposée, jusqu'à paraître indélébile. Mais pourquoi cette suprématie-là et pas le contraire ?
Biologiquement, la femme est plus solide que l'homme et vit plus âgée. Moralement, elle est plus courageuse. Intellectuellement, elle l'égale. Alors pourquoi ? L'auteur ne répond pas directement à cette question, mais elle observe qu'il fallait construire les règles de la vie en société, donc prohiber l'inceste, et ne pas laisser aux femmes la supériorité de la fécondité. Il fallait se la réapproprier. La suprématie masculine n'existe pas dans les faits. Elle existe à travers la représentation que les hommes s'en sont donnée, et qui, à ce jour encore, les poursuit, ancrée dans leur imaginaire.

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Caracolant à travers les systèmes de parenté et les mythes sauvages, Françoise Héritier en montre la similitude partout où les anthropologues ont pu les observer. Dans les sociétés traditionnelles par exemple, la puissance vitalisante est attribuée aux hommes, la responsabilité de l'infécondité est attribuée aux femmes. Qu'en est-il aujourd'hui chez nous ? Bien que l'on décèle la stérilité masculine, la conviction est encore largement répandue selon laquelle la femme bréhaigne est responsable.
Ainsi serions-nous marqués au plus profond par l'histoire de l'humanité. Françoise Héritier convient qu'il y a un progrès général, contenu pour elle dans l'idée de démocratie. Peut-être parviendra-t-on à modifier le masculin/féminin par à coups imperceptibles, dans le monde occidental, écrit l'auteur, mais, pour avancer, il faut procéder à un « démontage » des mécanismes intimes de représentation, de ces histoires de sexe, de sperme et de sang, les faire comprendre à tous. Sinon...
Sa conclusion n'est pas optimiste. Des domaines réservés masculins sont progressivement tombés ; mais « il s'en reconstruit d'autres. Il s'en reconstruira de nouveaux sans doute d'un type que nous ne pouvons pas soupçonner ».
La suprématie masculine née avec le premier homme a plus d'un tour dans son sac.

Mardi, octobre 29, 2013
Le Figaro