Le gazon rouge

A travers l'exemple de l'enseignement hautement biaisé de la Commune dans sa jeunesse, FG plaide pour l'étude de la production des mythes en histoire. La Commune a été décriée durant son enfance, mais elle fait aujourd'hui à nouveau l'objet de célébration
LE GAZON ROUGE

FRANÇOISE GIROUD

Cent ans après la plus fameuse insurrection de Paris, réduite au bout de soixante-treize jours par la plus féroce des répressions, on peut tout faire dire à la Commune, selon ce que l'on veut y voir : un crépuscule ou une aurore ; une révolte patriotique dégénérant en fête populacière noyée dans le sang ou la première révolution ouvrière ; un accès d'épilepsie sociale, selon la formule de Maxime Du Camp, ou l'enracinement d'un espoir fou qu'aucune défaite ne pourra désormais anéantir.
Le propre de la vérité historique, c'est qu'elle n'existe pas.
En classe, on m'a appris que la Commune, ce n'était pas bien. Pas bien du tout. Assurément, il fallait admirer le sursaut de patriotisme blessé qui, le 18 mars 1871, avait soulevé les Parisiens après la reddition aux Prussiens. Ardente, vibrante, mais combien folle rébellion contre la paix conclue par le gouvernement de M. Thiers.
Comment cette rébellion avait dégénéré en insurrection, jusqu'à ce que, de Versailles où il s'en était allé avec l'Assemblée, M. Thiers et l'armée de M. de MacMahon reprennent le pouvoir dans la capitale, ce n'était pas bien clair. Une affaire de populace et de pétroleuses.
Bien sûr, les Versaillais avaient dû faire des morts par milliers. Le vert gazon du Luxembourg en était devenu rouge. Mais il convenait de ne pas oublier que les Communards avaient martyrisé l'archevêque de Paris, Mgr Darboy.
Des noms de révolutionnaires, en revanche, nos manuels n'en fournissaient guère. La Commune est une révolution sans héros, sans aucune des formules superbes, la semelle des souliers de Danton, la force des baïonnettes de Mirabeau, dont la Révolution de 89 abonde dans les livres de classe.
Du colonel Rossel, le soldat patriote passé à l'insurrection, les Archives nationales ont livré un mot terrible à l'adresse du Comité central : « Je me sens incapable de porter plus longtemps la responsabilité d'un commandement où tout le monde délibère et où personne n'obéit. » Tout le procès de la Commune est là.
Mais on ne nous parlait pas de Rossel. Il était un parmi les Communards dont nous devions savoir qu'ils avaient été durement punis. Exécutés. Ou déportés en Nouvelle-Calédonie. Au bagne. Des femmes aussi, qui n'étaient pas à leur place dans cette affaire, on ne manquait pas de le souligner.
Cependant, il fallait remarquer que l'insurrection de Paris avait renforcé le pouvoir de M. Thiers, une fois qu'il l'eut matée, et qu'elle avait du même coup contribué à consolider la IIIe République naissante, exposée à tous les complots. Même M. Jacques Bainville le disait, qui n'aimait pas tellement la République, comme on sait. Néanmoins, la Commune devait être considérée avec circonspection.
Le malheur voulut que, dans la bibliothèque familiale, se trouve un vieux livre tout écorné intitulé « La Commune », par Louise Michel. Elle raconte ainsi le fameux 18 mars, ce jour où les Parisiens défendent leurs canons, ces canons qu'ils ont hissés sur les collines de Paris et qu'ils ne rendront pas.
« Dans l'aube qui se levait, on entendait le tocsin ; nous montions au pas de charge, sachant qu'au sommet il y avait une armée rangée en bataille. Nous pensions mourir pour la liberté.
« On était comme soulevés de terre. Nous morts, Paris se fût levé. Les foules, à certaines heures, sont l'avant-garde de l'océan humain.
« La butte était enveloppée d'une lumière blanche, une aube splendide de délivrance.
« Tandis que le général Lecomte commande feu sur la foule, un sous-officier sortant des rangs se place devant sa compagnie et, plus haut que Lecomte, crie : « Crosse en l'air ! » Les soldats obéissent.
« La Révolution est faite. Lecomte sera fusillé à 4 heures, rue des Rosiers. »
Ce qu'elle raconte est simple et beau comme un western. A la fin, ce sont les bandits qui triomphent, hélas ! c'est M. Thiers, le « bourgeois au cœur de tigre », mais il ne faut pas se décourager. L'Histoire est à épisodes. Avec quelle flamme, quand elle revient du bagne, elle exprime sa foi dans « le lointain devenir du progrès ».
La tendre institutrice qui souffrit tant d'être bâtarde, et dont la généreuse bonté ne connut pas plus de limite que le courage, Louise Michel, dite la Vierge rouge, a, à sa manière, bien du talent.
Fiérote de l'avoir découverte, je crus bon de la citer dans une composition d'Histoire. Le zéro ne fut rien. On s'inquiéta du mauvais exemple que donnaient à la fois cette marque de curiosité intempestive et la libre disposition d'une bibliothèque corruptrice. A la maison, on tint bon, déclarant que Louise Michel était d'une meilleure fréquentation pour une fille que Delly. D'ailleurs, n'était-elle pas vierge ? L'argument, comique, ne tut pas sans poids. Comme on le sait maintenant par la publication des « Carnets intimes » de Victor Hugo, il n'avait même pas le mérite d'être exact.
La mode est à la destruction des légendes. Louise Michel résiste au décapage. Le cœur résiste toujours. Elle en était pétrie. Si l'on veut rendre hommage à la Commune, c'est d'elle qu'il faut se souvenir.
Le reste... Un jeune historien, Max Gallo, ému par ce qu'il appelle la commémoration triomphaliste de la Commune, cette centenaire mort-née représentée par les marxistes comme la matrice du XXe siècle, supplie que l'on consente à la voir dans sa réalité : généreuse, héroïque, inopérante, et rigoureusement inactuelle.
Il soutient avec fougue que le devoir des intellectuels, aujourd'hui, est « de hausser la compréhension des mécanismes de la production d'histoire au niveau de la compréhension que les hommes ont de la production des choses ». Laquelle est parfaitement intelligible et scientifique. Alors, pourquoi pas la production d'histoire ?...
Le devoir des intellectuels ne tait aucun doute sur ce point. Mais il serait aussi important de comprendre les mécanismes de la production de mythes.
Il semble que ceux-ci soient comme les insectes nuisibles. On tes détruit. Et puis on s'aperçoit que la nature ne peut, sans danger, s'en passer. Alors on en remet.
Si, quelques semaines après Gdansk, Georges Bouvard écrit, clans « L'Humanité », que « la Commune vit dans les réalisations des pays socialistes », c'est sans doute qu'il a besoin de le croire, et pas lui seulement.
Si le songe de la Commune est inlassablement ressuscité, c'est peut-être parce qu'il n'est pas possible aux humains de vivre sans produire des mythes. Ou sans consommer de puissants tranquillisants.
Reste à savoir ce qui est le plus dangereux, du mythe ou de la drogue. La réponse n'est pas évidente.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express