Le gauchisme selon Marcuse

Dernier essai d'Hebert Marcuse sur le gauchisme, « Vers la libération ». résume certains points de sa pensée. Comment sortir du capitalisme. Critique le pessimisme de sa vision.
LE GAUCHISME SELON MARCUSE

FRANÇOISE GIROUD

Au moment où le gauchisme tend à devenir la réponse confuse que donnent de vieux enfants à leurs difficultés personnelles avec les dames, Dieu, Papa ou le Parti communiste, Herbert Marcuse lui restitue, dans son dernier livre, sa signification.
Le gauchisme, écrit-il, est une nouvelle sensibilité. Elle postule une solidarité humaine au-delà des frontières, la réalisation des promesses humanistes à notre culture grâce à l'utilisation massive des moyens techniques et technologiques, l'extinction de l'autorité là où elle est devenue inutile, la transformation des relations individuelles, la substitution de besoins nouveaux — silence, calme, beauté, harmonie, gaieté, travail réduit et heureux, liberté d'être — à des besoins superflus.
Il n'est pas nécessaire d'être Marcuse pour que cette sensibilité vous soit familière, pour en capter les vibrations, ou au moins pour constater qu'en surgissant elle a modifié le paysage psychologique des sociétés avancées. L'Histoire nous apprend que ces surgissements sont éphémères lorsqu'ils se produisent avant le moment où ils peuvent être assimilés, et que les résistances auxquelles ils se heurtent finissent au contraire par se démanteler quand elles n'ont plus de sens.
L'exigence « gauchiste » adhère au réel par bien des points quand elle appelle, dès aujourd'hui, un renouvellement profond du jeu social et des esprits.
Mais Marcuse n'est pas un réformiste. C'est un vieux révolutionnaire, déçu par le soviétisme, qui élabore ses théories du fond de l'un de ces couvents aristocratiques que sont les universités américaines.
Ce monsieur de 71 ans qui a encore belle allure, et dont l'humour est beaucoup plus vif que ses écrits ne pourraient le donner à penser, chevauche ses chimères sous le soleil affectueux de Californie, et ne prétend pas, pour son compte, s'engager dans l'action. Son terrain, c'est celui des idées.
Esprit totalisant, il a sur ses confrères idéologues une supériorité dont on regrette qu'elle ne soit pas mieux partagée : il pousse ses théories jusqu'au bout, et ne dissimule pas au passage ce qui pourrait détourner les âmes frileuses d'y souscrire, par manque d'appétit, par exemple, pour les camps de concentration.
Il est vrai que la plupart des gauchistes sont jeunes et prennent de bonne foi les SS pour des C.r.s. Marcuse, lui, doit savoir de quoi il parle, et voici à peu près ce qu'il dit :
La transformation des relations de l'homme avec la société et sa victoire sur les forces qui l'oppriment sournoisement ne sauraient être conquises qu'au prix de sa mutation radicale et quasi biologique. Une telle mutation ne pourrait procéder que d'une rupture brutale avec le passé et le présent, rupture inconcevable hors d'une révolution. La révolution ne se produira que si la classe ouvrière et les classes moyennes rejettent les réalisations du capitalisme, « si agréables et libérales qu'elles puissent être ». Elle suppose que l'individu soit « dessaisi de son droit à être seul juge de son bonheur ». Formule qui mérite d'être méditée.
Aussi cette révolution est-elle refusée par l'immense majorité, qui la ressent comme destructrice et autodestructrice. Elle constituerait « une subversion contre la volonté et l'intérêt dominant de la grande majorité de la population ».
Pour que la situation puisse devenir révolutionnaire, poursuit Marcuse, il faudrait qu'une crise sévère affecte l'économie mondiale. Les forces révolutionnaires auraient alors une chance de s'imposer, mais elles pourraient aussi être écrasées, la masse apportant son appui à l'instauration d'un système d'oppression totalitaire.
« Ne cherchez pas cette révolution dans le calendrier, ajoute Marcuse. La démocratie capitaliste est peut-être plus apte à se perpétuer qu'aucune autre forme de gouvernement ou
de société. » L'agitation doit cependant se poursuivre pour chercher à développer dans la masse réfractaire non seulement la conscience de sa « servitude volontaire », mais la vision du monde paradisiaque qui succéderait à la révolution. Après un passage pénible, cela va de soi. Voire après une période indéterminée d'oppression totalitaire, pondant laquelle l'individu serait « libéré de ce qui passe pour des libertés ».
Voilà enfin un homme qui parle clair et qui ne se cache pas de souhaiter, sans trop y croire, l'effondrement économique des sociétés avancées. Le niveau de vie ? Souci vulgaire.
Curieusement, son pessimisme fondamental quant aux possibilités qu'auraient les sociétés de s'amender sans rupture radicale s'accompagne d'un optimisme sans borne quant à la transformation de la nature humaine, une fois cette rupture accomplie.
Les limites de cet optimisme affiché, il ne les trouve que dans la puissance de cette « seconde nature » que les hommes auraient formée au cours des siècles, qui leur a donné à la fois le sentiment de culpabilité à l'égard du plaisir, donc le goût du travail, et la faculté de parvenir ainsi aux réalisations scientifiques et techniques, à la mécanisation, à la standardisation dont Marcuse précise qu'elles demeureront nécessaires.
Il s'agirait en somme de décaper l'homme de cette « seconde nature » tout en préservant ce qu'elle lui a conquis, pour retrouver une « première nature » fraternelle, douce, conciliante. Ce serait le règne conjugué du bon sauvage et de l'ordinateur.
Ce qu'une telle philosophie traduit de désespoir, cela est éclatant. Quand l'espoir se raccroche à des branches aussi fragiles qu'une supposée « nature humaine » faite exclusivement de tendresse et de bonté, quand il pose comme préalable à ses réalisations la ruine et la tyrannie, il n'est plus espoir. Il est haine de soi et de la vie.
Aucun homme n'est plus sceptique, ironique, désabusé, et à la fin méprisant à l'égard de tous que Marcuse. Mais le refus qu'il oppose au monde coïncide trop bien avec l'angoisse et la tentation du moment pour être ignoré. C'est son pessimisme qu'il faut faire mentir, en rendant la vie plus aimable et l'Apocalypse dérisoire comme remède au mal de n'être pas les dieux de cette terre, mais la plus compliquée des espèces qui s'agitent à sa surface.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express