Le drame arabe

Situation des pays arabes alors que la guerre entre Israël et l'Egypte fait rage.
Des corps gonflés, puants sous le soleil. Une horreur qui va au-delà de la pitié. Des tonnes de matériel abandonnées dans le sable du Sinaï, et, à côté des tanks, des cadavres, pieds nus, qui se décomposent. Bientôt, les chacals seront là dit-on.
Cinq mille cinq cents officiers égyptiens sont prisonniers. Les soldats sont renvoyés chez eux, de l'autre côté du canal de Suez. Quelques-uns meurent en route, de soif. Quelquefois, ils sont accueillis par une rafale de mitrailleuse.
Les Egyptiens se sont refusés à régler en commun avec Israël le problème du ravitaillement en eau de ces soldats abandonnés : Israël n'existe pas. Il n'y a que des « sionistes ». Sur toutes les cartes du Moyen-Orient vendues dans les librairies égyptiennes, le nom d'Israël est raturé.
Même le sort de milliers d'hommes ne pouvait justifier un accord, fût-il technique, avec des officiers d'un pays
qui n'existe pas, à l'issue d'une guerre qui n'est pas finie, seulement interrompue, et dont l'objectif demeure le même : la destruction d'Israël.
« La lutte contre ce pays sera une lutte totale. » Nasser l'a dit — en annonçant la fermeture du golfe d'Akaba aux officiers des postes de commandement avancés des forces aériennes égyptiennes dans le Sinaï. Les pilotes, en état d'alerte, leur casque à la main, vêtus de leur combinaison de vol, l'écoutaient.
Ils n'ont pas eu l'occasion de décoller. « Les Egyptiens avaient beaucoup d'avions mais pas d'aviation », a dit le général Ezer Weizmann au journaliste Alain Guiney.
Comment est-ce possible ? Comment dix ans de préparation intensive à la guerre et dix milliards de matériel soviétique se sont-ils évanouis ? Courage, réseau d'espionnage et stratégie israélienne ? L'explication vaut, mais elle est incomplète.
Feu vert. Les cinq transports de troupes marocains qui ont été arrêtés en Libye parce que les aérodromes égyptiens ne leur donnaient pas le feu vert, les Mig venant d'Algérie auxquels le commandant égyptien n'a pu ou su dire où atterrir, les communications si mauvaises que le commandement en a été réduit à envoyer ses messages aux troupes du Sinaï via Radio Le Caire, les avions de marques différentes atterrissant sur des terrains équipés en pièces de rechange pour d'autres marques, les Israéliens n'y sont pour rien.
« Comment avez-vous fait ? a câblé de Saigon le général Ky, envieux, au général Dayan.
— Vous auriez moins d'ennuis si vous vous battiez contre des Arabes », a répondu le général Dayan.
Cette histoire, née parmi d'autres de l'humour juif et rapportée par « Time », contient le drame arabe. Un drame dont il faut prendre toute la mesure pour comprendre non seulement ce qui est arrivé, mais ce qui risque d'arriver, ce que veut dire le président de la République syrienne, M. Noureddine al Atasi, quand il déclare : « Plutôt voir devenir le monde un enfer que de consentir à la défaite. » L'enfer, c'est l'affrontement direct par les armes entre les Etats-Unis et la Russie.
Dans ce drame, les pays arabes s'enfoncent, inconscients, et singulièrement l'Egypte.
Du Caire, où souffle le vent brûlant qui vient du Sinaï et où il y a 43° l'ombre, l'envoyé spécial de « L'Express», Georges Penchenier, câble :
A l'état-major, on m'a dit : « Il y a très peu de blessés récupérés. Ils étaient intransportables, ils sont restés sur place. Nous ne savons pas ce qu'ils sont devenus. »
La population est agitée par « le téléphone arabe ». Les récits des Rescapés du Sinaï se répandent, amplifiés. Les économistes déclarent que les quatre jours de campagne ont coûté à l'Egypte dix récoltes de coton. La situation de Nasser est difficile, malgré le plébiscite délirant de la rue. Au fastueux palais de Koubeh, il n'est plus entouré que de jeunes officiers. La vieille équipe, celle des « Officiers libres », celle de la Révolution, qui a tenu quinze ans à côté de lui, s'est effacée. Sacrifié l'ami fidèle, le compagnon de toujours, le maréchal Abdel Hakim Amer, commandant de l'Armée. Il a disparu secrètement, quittant Le Caire en civil, pour la retraite. Limogés onze généraux, l'amiral de la Flotte, le maréchal de l'Air Sidky Mahmoud, qui s'est laissé surprendre ; le général Moshin Mortagui, commandant des troupes du Sinaï, qui avait protesté contre l'absence de couverture aérienne. Il fallait bien trouver des responsables.
Napalm. Le Caire a été durement secoué. Mais il ne vit pas une tragédie. Il n'a pas souffert physiquement. Le Sinaï, c'est loin. Un désert où personne ne va. Comment tout cela est-il arrivé ? On ne se pose pas la question.
La tragédie du moment, c'est en Jordanie que l'envoyé spécial de « L'Express », Jean-François Kahn, l'a vue. Il câble :
Le docteur Kamal Bikhazi vient de découvrir quelque chose dont il ne soupçonnait pas l'horreur : la guerre. « Des visages, des mains brûlés, dit-il, des chairs grillées, labourées... effroyables. » Le napalm.
Il était parti sur le front jordanien, médecin volontaire, pour participer à une fête libératrice ; maintenant, il est comme électrocuté par une décharge.
Des soldats choqués errent sur la route de Damas, des colonnes de réfugiés passent le Jourdain, en un sinistre cortège rappelant l'exode biblique d'un autre peuple en un autre temps.
A qui la faute ? Voilà une question qu'à Amman on ne se pose pas : on ne commente pas, on subit, on souffre...
Il n'est pas un habitant d'Amman qui ne soit déchiré du déchirement de la Jordanie, pas une famille qui n'ait quelqu'un de l'autre côté, au-delà du Jourdain.
Broyée par le feu du ciel, la Légion Arabe s'est fait déchiqueter sur place. Hussein comptait sur le bouclier aérien de l'Egypte : il n'y a pas eu un seul appareil égyptien dans le ciel de Palestine. Et le petit roi d'un royaume maintenant démembré contemple les décombres de ce qui fut son bureau de travail : un avion « sioniste » l'a pulvérisé.
Sur le pont d'un navire soviétique qui se dirigeait vers Lattaquié, port de la Syrie du Nord, j'ai entendu les avions israéliens tomber comme des mouches. Du moins sur les ondes. Les Syriens qui regagnaient leur pays pour y combattre m'expliquaient que la guerre serait longue, que la libération de la Palestine avait commencé. Dans la nuit, tout s'écroulait.
Et Nasser parla. Il était 6 h 30, ce vendredi, dans le quartier musulman de Beyrouth. La place des canons n'était plus qu'un amas de molécules humaines tournant autour d'un poste transistor-noyau. Lorsque monta cette voix cassée, défaite, cette voix de débâcle, il y eut comme un frisson. Ce fut, d'abord, l'explication, énorme : « L'ennemi, que nous attendions de l'ouest, nous a attaqués par l'est. »
« Il s'en va. » Puis : « J'assume toutes les responsabilités. » Il s'en va. Une rumeur sourde, les yeux s'emplissent de larmes : « Il s'en va. » Le lendemain samedi, dès l'aube, des foules frémissantes submergent les rues arabes. Se balancent encore les banderoles qui disent, curieux pastiche : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. La route du pétrole est coupée. » Un seul cri, un seul slogan : « Nasser, Nasser ! » L'ennemi, c'est tout le reste, ou presque. Un groupe de manifestants arrête notre voiture, avance, menaçant, tenant des gourdins. Je crie :
« Français ! — Oh, Français ! Eh bien, alors, vive de Gaulle ! »
Aussitôt, le chemin est libre. Nous pouvons prendre le chemin de Damas.
La radio diffuse une chanson très scandée, très belle.
« Que dit-elle ? »
Le chauffeur passe le tranchant de sa main sur sa gorge.
« Elle dit : « Egorgeons, égorgeons. »
Nous n'avons pu passer la frontière. La Syrie s'est repliée sur elle-même.
Dimanche, une vague d'antisoviétisme déferle soudain sur les villes arabes : c'est Moscou qui a mal renseigné Le Caire sur l'état réel des forces israéliennes, c'est Moscou qui a demandé à Nasser de ne pas bouger ; c'est Moscou qui a laissé les Arabes se faire écraser sans intervenir.
Radio Damas met en garde contre ce contrecoup, dont « profite la réaction ». D'Alger, retentit la voix du colonel Boumediene. L'Algérie refuse le cessez-le-feu. Il a trouvé une formule à retenir : « Nous avons perdu une bataille, nous n'avons pas perdu la guerre. »
Et l'envoyé spécial de « L'Express » conclut : Les morts sont déjà des martyrs ; les moindres résistances, des
« Stalingrad » ; le calvaire des réfugiés, une apocalypse. La haine est plus forte que jamais. De la débâcle, un ancien dirigeant du Baas syrien a tiré cette leçon : « Ce dont nous avons le plus besoin, ce n'est pas d'armes, c'est de psychologues. »
Mais il est seul, ou presque. Car le drame arabe, ce n'est pas le sous-développement tel qu'il existe dans tout le tiers monde, c'est ce sous-développement plus tout un système de pensée, tout un ensemble d'attitudes intellectuelles. La violence du traumatisme infligé par la défaite militaire — la troisième en vingt ans — devant Israël peut tout remettre en question, mais dans le sens le plus dangereux pour cette immense « communauté d'humiliation ».
L'impuissance arabe à maîtriser les techniques d'origine occidentale vient de recevoir son éclatante sanction. Elle n'est ni admise ni reconnue.
Elle a des causes objectives évidentes. Selon l'Institut des Etudes Stratégiques, on estime que les deux tiers des hommes, en Egypte, ne sont pas aptes au service militaire, 71 % de la population est illettrée. Beaucoup d'hommes sont en mauvais état physique. Les ventes de viande sont interdites trois jours par semaine. Le prix du riz a doublé.
Dans l'ensemble du monde arabe, l'analphabétisme atteint un pourcentage fantastique : 95 % des hommes en Arabie séoudite, 85 % en Algérie, 46 % en Syrie — contre 9 % en Israël.
Il y a en Egypte un Mahmoud Younès, cet officier de génie qui dirige maintenant le canal de Suez et qui opéra magistralement lors de la nationalisation. Il sort du Polytechnicum de Zurich. Il y en a quelques-uns. Et puis il y a les autres. L'imposant réseau de télévision, les 500 000 postes ne les ont pas instruits ni formés.
Dans les usines, des ouvriers oublient de venir travailler. Beaucoup sont intelligents, habiles dans la manipulation des machines. Dans l'Armée, il y a de fantassins courageux, des tankistes convenables, mais des aviateurs devant lesquels les instructeurs soviétiques s'arrachent les cheveux. Algèbre et technologie. Résultat de l'impérialisme ? Des longues années de colonisation ? Attitude d'un peuple qui depuis des siècles n'a pas connu les champs de bataille ? Mais le tiers monde asiatique, loin d'être paralysé devant la technologie occidentale, l'étudie et l'emprunte. Aux pilotes nord-vietnamiens, les instructeurs soviétiques enseignent d'abord les mathématiques et l'électronique. Avec les Arabes, qui inventèrent l'algèbre, ils ont du mal. C'est que rien ne s'oppose, dans la culture des Vietnamiens, à une ouverture radicale sur le monde moderne. L'Asie n'est pas fascinée par son passé.
Dans le monde arabe, où le passé est érigé en valeur absolue, la défaite actuelle est ressentie comme le châtiment à de trop nombreuses concessions aux influences venues d'Occident.
A l'issue d'un colloque tenu à Paris entre Français arabisants, l'un des plus illustres, marxiste de formation, a eu cette conclusion : « On finit par se dire qu'il ne faut pas demander pourquoi toute une partie du monde n'a pas réussi son passage au stade du capitalisme industriel, mais plutôt pourquoi l'Europe l'a réussi. »
Le marxisme n'explique pas ces freins qui bloquent le monde arabe et que certains nient. Les Soviétiques en sont les plus désorientés. Le chef soviétique d'une mission technique dans un pays arabe a dit, méprisant, à un fonctionnaire français : « Je me demande comment vous avez pu supporter si longtemps les Arabes... »
L'échec du développement auquel ils ont financièrement contribué (pour l'Egypte et la Syrie seules, 5 milliards de Francs), les Soviétiques n'ont pas d'interprétation « marxiste » à lui donner. Sinon celle de Marx lui-même : Telles races, telles dispositions, tels climats, telles conditions naturelles sont plus favorables que d'autres à la production. » « Races », c'est-à-dire « tradition culturelle d'une ethnie ».
L'Egypte est en état de cessation de paiement avec 8 milliards de dettes envers l'Occident et 15 milliards envers les pays communistes, sans avoir sensiblement amélioré ni son potentiel industriel ni son potentiel humain, son effort de planification, anarchique, a échoué.
Il y a la démographie galopante, dont Nasser disait, le jour du quatorzième anniversaire de la Révolution : « Si nous perdons le contrôle de la natalité, nous perdons le contrôle du Plan. » Mais on ne contrôle pas aisément la natalité en pays arabe.
Cycle fermé. En Arabie séoudite, le roi Fayçal ne parvient pas à faire installer le téléphone automatique parce que les Comités pour la défense de la moralité jugent que « cela favoriserait l'adultère ». Il s'agit, il est vrai, d'un pays qui n'a jamais connu la colonisation, qui abrite La Mecque, et qui ne tisse même pas lui-même ses tapis de prière. Alors que l'Egypte a accompli « la révolution ».
Mais même ce mot, révolution, il faut le prendre ici dans son sens étymologique. La révolution complète. Le cycle fermé. Le retour vers la grandeur perdue de l'Islam primitif.
Quand Nasser a mobilisé le monde arabe contre Israël, les émissaires venus de tous les pays amis l'ont comparé pour l'honorer à Saladin. C'est le dernier sultan qui unit le peuple musulman contre la tête de pont occidentale qui s'appelait alors Jérusalem.
Quand Ben Bella a pris la parole à Alger, le 1er mai 1963, devant les travailleurs de son pays, ce socialiste, parlant à des ouvriers, a pris pour thème de son discours l'histoire du calife Oman, le grand conquérant du VIIe siècle.
Les emprunts de vocabulaire à la littérature d'inspiration marxiste ne doivent pas tromper. La colonisation des pays arabo-musulmans avait à peine commencé (les Anglais en Egypte : 1882), que les militants de la cause arabe se demandaient déjà : l'avenir est-il dans la rupture radicale avec le passé ou, au contraire, dans le retour aux sources ?
Presque cent ans après les premiers écrits d'al Afghani, la réponse est la même : la fin ultime assignée au mouvement national est la restauration de l'Islam des origines, paré de prestiges d'autant plus fascinants qu'ils sont moins conformes à la vérité de l'Histoire. Le nationalisme égyptien de Nasser et du groupe des « Officiers libres » est directement issu de cet enseignement.
Les Arabes veulent s'intégrer dans le monde de la société industrielle qui s'est construit sans eux, hors d'eux, parfois contre eux. Mais dans l'univers des usines, des réacteurs et des missiles, ils veulent imposer la marque d'un Islam identique à soi-même.
Même les mouvements révolutionnaires se réclament passionnément de ce retour aux sources. Le nom du parti socialiste, Ba'ath, est symbolique. Ba'ath veut dire
« résurrection ».
Dans le dogme musulman, rien ne s'oppose théoriquement aux conceptions de la science et de l'économie moderne.
Mais la profonde conscience de la grande unité culturelle, linguistique, religieuse qui a fait de l'Islam médiéval, de l'Indus à l'océan Atlantique, le plus opulent des domaines de l'Histoire, se traduit, même dans son expression verbale la plus révolutionnaire, par un « nationalisme nostalgique ».
Nostalgie. Seul, sans doute, de tous les chefs de pays arabes, Habib Bourguiba échappe à cette nostalgie.
Ben Bella, lorsqu'il est arrivé au Caire en 1962, après l'indépendance de l'Algérie, a crié à la foule exaltée : « Nous sommes des Arabes, nous sommes des Arabes, nous sommes des Arabes. »
Bourguiba, quand il a reçu le roi Fayçal d'Arabie, lui a dit : « Il est un fait que nous n'appartenons au monde arabe que par adoption. Les Arabes de souche, c'est vous. »
Mais les étudiants tunisiens de Paris les mieux rompus à la maîtrise des méthodes de pensée occidentales se disent « honteux parce que la Tunisie s'est déshonorée » en ne participant pas à la guerre contre Israël. Et c'est à Tunis que l'on a brûlé la Grande Synagogue. Si profond est l'humus.
Le passé parfois sacralisé, tous les peuples y sont enracinés. Ce sont les mêmes Israéliens, guerriers modernes, qui se sont pressés devant le Mur des Lamentations. Mais la culture judaïque et la culture chrétienne se sont dégagées de la tradition religieuse et n'en sont qu'en partie dépendantes.
La religion, « ce reflet fantastique dans le cerveau des hommes des puissances extérieures qui dominent leur existence quotidienne », selon la formule d'Engels, est inséparable de l'Islam, qui est inséparable du monde arabe.
Commentant la défaite des armes, le roi du Maroc s'est écrié : « Sans abonder en explications et en analyses, il nous revient, à nous musulmans, de savoir que Dieu, que le Très Haut nous a punis pour nos fautes et nos péchés. Dieu nous a enjoint de ne pas nous désunir, sous peine de connaître le déclin. Dieu nous a invités à ne pas désobéir à ses enseignements sacrés et à faire de ceux-ci la charte de notre action. Nous avons désobéi. Certains d'entre nous sont même allés jusqu'à penser qu'il était possible de gouverner un pays en séparant le spirituel du temporel. Nous nous sommes détournés de Dieu et Dieu s'est détourné de nous. »
Et voilà que par un retournement fascinant dans l'histoire du monde arabe contemporain, ce n'est pas la lutte pour l'indépendance nationale qui marque le moment de son développement, c'est le marxisme interprété comme un élément de la résurrection.
Solidarité. Mais quand le colonel Boumediene s'envole, en Caravelle, vers Moscou, pour exiger des Soviétiques qu'ils choisissent entre la coexistence pacifique avec les Etats-Unis et le soutien au tiers monde arabe, il marque les limites de sa confiance, et l'ampleur de la méfiance arabe à l'égard de ce qui pourrait être l'ultime ruse de l'Occident : une solidarité de fait, malgré les différences de régime, entre les bénéficiaires de la civilisation industrielle.
L'attitude de Boumediene et des dirigeants syriens est caractéristique : il ne saurait y avoir, pour eux, de stratégie globale de l'Union soviétique à laquelle les intérêts de la Révolution arabe devraient être abandonnés.
Boumediene n'est ni « castriste » ni « chinois » : il est arabe. Pour le recevoir, lundi dernier, pendant huit heures, tout l'état-major politique du Kremlin était réuni, câble le correspondant de « L'Express ».
Et ils ont trouvé un homme exigeant. Très exigeant, qui a posé clairement la question énoncée le même jour par le quotidien algérien officieux « El Moudjahid » : l'Union soviétique entend-elle maintenir une politique de coexistence pacifique qui la conduit, à chaque nouvelle épreuve de force avec les Etats-Unis, à sacrifier les pays du tiers monde ? Est-elle prête à apporter une aide résolue aux peuples qui mènent une lutte armée ? La réponse soviétique a été nette : de l'argent, des armes, oui. La remise en cause de la stratégie mondiale, non.
Le lendemain, le chef d'Etat syrien, M. Noureddine al Atassi, se précipitait à Alger.
Les dirigeants syriens et leur homme fort, le général Salah Jadid, sont cohérents. Ils considèrent que leur régime est menacé de mort. L'économie, qui a connu une croissance rapide jusqu'en 1956 — textiles, ciment, expansion agricole — est aujourd'hui en pleine stagnation. Les récoltes ont été désastreuses, le régime fait peur, les capitaux sont partis.
Ficelles. C'est l'un des malheurs du monde arabe — celui du pétrole en particulier — que l'argent ne s'investisse pas sur place, mais s'en aille dans les coffres des banques suisses et de la Banque d'Angleterre — où il y aurait aujourd'hui plus de 200 milliards de Francs d'origine arabe — ou bien se dilapide en Cadillac rehaussées d'or. La
Syrie, elle, n'a pas de pétrole et n'a pas pu songer à le nationaliser. Alors, il lui faut créer au Moyen-Orient une tension telle que l'unité arabe se constitue sur une base dure.
Israël a été son détonateur. De source sûre, on sait aujourd'hui que ce sont les services spéciaux syriens qui ont intoxiqué les services de renseignements soviétiques et Nasser, en annonçant des concentrations de troupes
israéliennes à la frontière. Ils ont piégé les Soviétiques. Fin avril, M. Levi Eshkol suppliait en vain l'ambassadeur soviétique en Israël de se rendre lui-même à la frontière pour s'assurer qu'il n'en était rien.
L'erreur de Nasser, qui a donné cependant tant de preuves de son astuce politique, a été de croire qu'il tiendrait jusqu'au bout toutes les ficelles.
Le 3 juin au soir, deux jours avant que la guerre éclate, les Libanais assuraient, rapporte un correspondant de « L'Express » : « Les Syriens ne bougeront pas : les Soviétiques les ont en main. Quant à Nasser, il n'aura pas besoin de tirer un coup de fusil. »
Ce jour-là, Nasser le croit aussi, persuadé qu'Israël acceptera le blocus d'Akaba, incapable d'agir à cause de l'embargo français sur les armes. Il croit aussi que si le conflit éclate, en quinze jours Israël, privé d'armes, sera à genoux — il n'a pas été seul à faire ce calcul — et que la guerre s'achèvera par l'occupation d'Israël. Aujourd'hui, il s'agit pour les Syriens de rendre inévitable une reprise générale des opérations en amorçant le cycle terrorisme - représailles israéliennes — terrorisme qui peut permettre de déboucher sur « la guerre révolutionnaire » et de contraindre ainsi l'Union soviétique à entrer dans la danse. C'est ce qu'ils appellent « voir le monde devenir un enfer ».
En même temps, une action militaire rapide maintiendrait l'embargo dont discute la conférence des ministres des Affaires étrangères des pays arabes réunie à Koweit. Koweit, étrange paradis où le revenu par tête d'habitant est le plus élevé du monde depuis que le pétrole a jailli — Koweit exporte depuis 1946 — étrange paradis où l'Etat paye aux familles le manque à gagner que représente la scolarisation des enfants, où il y a 70 000 élèves dans les écoles sur 480 000 habitants, où l'impôt sur le revenu n'existe pas. Embargo. Sur l'embargo, les dirigeants arabes ne se font guère d'illusions. Pour la plupart des pays producteurs, pour les émirats mais aussi pour l'Irak, les royalties sur le pétrole, 50 millions de Francs par jour — représentent la quasi-totalité des ressources. Le trésor royal séoudien reçoit annuellement de l'Aramco environ 1 milliard et demi de Francs.
L'Iran — qui n'est pas arabe — peut prendre la relève, en augmentant sa production. C'est le premier pays après l'Amérique où le pétrole a jailli, en 1908. Et il y a la Libye.
Les dirigeants algériens et syriens peuvent tenter de déclencher l'action terroriste contre les installations pétrolières des pays producteurs qui accepteraient de lever l'embargo. En Libye, selon le correspondant de l' « L'Express » à Moscou, Boumediene aurait demandé aux dirigeants soviétiques comment ils réagiraient devant une action en territoire libyen. Et le Premier ministre libyen annonçait, jeudi dernier, que son gouvernement demandait officiellement aux gouvernements américain et britannique de « liquider leurs bases en Libye et de retirer leurs troupes dès que possible ».
Face à cette stratégie « dure », nihiliste, se présente une stratégie réaliste, celle de M. Bourguiba et de son ambassadeur à Paris, Mohammed Masmoudi, fin diplomate de 42 ans, qui réunissait, à l'heure où le colonel Boumediene volait vers Moscou, les diplomates arabes de Paris au 138, bd Haussmann. Bourguiba a rétabli les relations diplomatiques entre Tunis et Le Caire, rompues il y a deux ans lorsqu'il eut le courage de suggérer clairement, au sujet d'Israël, que les Arabes penchent vers une position politique positive. Aujourd'hui, a déclaré le délégué d'Arabie séoudite à la tribune de l'O.N.U., « quiconque du côté arabe osera parler avec Israël sera abattu comme un chien ». Cependant, en coulisse, l'activité diplomatique tunisienne est intense.
Mais il ne faut pas s'y tromper : la destruction d'Israël n'est pas, pour l'Egypte, pour la Syrie, pour l'Algérie, pour l'ensemble du monde arabe, le dérivatif que les Occidentaux imaginent aux immenses difficultés économiques. Israël est intolérable parce qu'Israël est en quelque sorte l'incarnation permanente de l'humiliation. Dans la haine envers Israël, se mêlent les données contemporaines et les traits les plus archaïques de l'histoire de l'Islam. Ce sont deux communistes égyptiens qui disaient, il y a quelques jours, à un correspondant de l' « L'Express » : « Vous ne comprenez pas... La guerre d'Israël est une guerre sacrée, une guerre sainte. »
Sainte. Pour des communistes !
Aujourd'hui, où presque tous les territoires du monde arabe ont recouvré leur indépendance et végètent néanmoins dans la misère, Israël assume seul ce qu'il faut bien appeler « la fonction de détestation ».
Sa présence est à la fois la preuve de la supériorité des techniques occidentales et la preuve que la terre arabe n'a pas été réunifiée. Et c'est une seule et unique « nation arabe », de Casablanca à Bagdad, dont les chefs et les cadres culturels cherchent l'unité.
Résurrection. Les chefs égyptiens sont les mêmes qui, jeunes officiers il y a vingt-cinq ans, menaient une action clandestine en liaison avec les services spéciaux allemands pour faciliter l'avance de Rommel en Egypte. Ils ont regardé vers Berlin quand ils ont cru que cette résurrection passerait par la victoire hitlérienne. Ils regardent aujourd'hui vers Moscou. Si demain Moscou les déçoit, ils se tourneront vers Pékin. Ils ne sont ni « fascistes », ni « pro-soviétiques », ni « pro-chinois ». Ils sont arabes. Mais si le colonisateur d'hier, le pétrolier ou le diplomate américain d'aujourd'hui, le conseiller ou l'expert soviétique de demain, peuvent être tour à tour amis ou ennemis, Israël est en tout état de cause l'irréductible ennemi.
« Que faut-il faire de Nasser ? demandait en 1957 Anthony Eden au ministre irakien Nouri Saïd.
— Frappez-le, répondit le ministre. Frappez-le fort ! »
Mais Nasser n'est qu'une expression considérable de quelque chose de plus fort que lui. Le formidable plébiscite dont ce chef vaincu a fait l'objet, incompréhensible pour l'Occident, n'est que l'écho d'une tradition millénaire. Toujours, les forces fondamentales, supra-terrestres, se sont là-bas incarnées dans un homme.
Selon l'envoyé spécial de « L'Express » au Caire, il était sincère lorsqu'il a voulu laisser la place à Zakaria Mohieddine, qui a toujours considéré d'un œil sceptique le programme « socialiste » de ses pairs. Lui et ses amis, dont le colonel Boghdadi, responsable du Plan, mis sur la touche pendant quelque temps, refusaient de se couper des Etats-Unis.
Pont aérien. L'aile gauche du gouvernement l'a bien compris. L'aile gauche, c'est essentiellement Ali Sabri, qui brigue la place de premier vice-président laissée vacante par la démission du maréchal Amer.
Mais la position de Nasser semble solide. Conséquence immédiate de la conférence arabe réunie à Moscou : l'aide immédiate soviétique. Déjà, un pont aérien fonctionne. Des avions-cargos bleu gris se posent chaque nuit sur l'aérodrome du Caire et sur celui d'Alger. Ils apportent de l'armement et des Mig en pièces détachées, Mig 23 ultra-modernes, dit-on. A Ismaïlia, ou le canal est étroit, on peut voir les Israéliens manœuvrer en chantant sur l'autre rive.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express