Le devoir d'être heureux

Portrait hommage à André Maurois
André Maurois était un délicieux vieil homme, attendrissant à la manière des enfants sages. Ceux qui regardent avec un mélange de crainte et d'envie les garnements se battre, rire et pleurer en lançant des gros mots.
Il a, lui, traversé la vie littéraire avec une courtoisie exquise, et sans jamais donner de coups, ce qui est une bonne façon de n'en point recevoir. Rêva-t-il parfois d'aller jouer ailleurs ? De vivre et d'écrire passionnément, donc dangereusement ? Scepticisme ou défiance de soi, s'il rêva de folies, il n'en fit pas.
« La réussite temporelle en ce monde, a-t-il écrit, appartient à ceux qui savent s'ennuyer, et plus encore à ceux qui supportent l'ennui avec un air de ravissement. » Nous ne saurons jamais jusqu'où il lui arriva de s'ennuyer pour fonder la sienne, mais elle fut complète. Du moins, cet érudit au clair langage su-t-il n'être jamais ennuyeux.
Nous ne voulons pas comprendre le monde, nous voulons le changer, disaient les surréalistes, ses contemporains, adoptant la célèbre phrase de Marx. André Maurois ne fut l'homme d'aucune rébellion visible. Prenant le monde comme il était, il s'y inséra et y fut honoré. Il remplit ainsi ce qu'Alain, son maître, tenait pour un devoir : être heureux. En 1870, sa famille, alsacienne et juive, avait choisi la France. De toutes ses forces, André Maurois tendit, semble-t-il, à ne jamais se séparer de « la France éternelle », de ses valeurs et de ses symboles. Grand Croix de la Légion d'honneur, célèbre dans le monde entier, il fut académicien dès 52 ans. Belle performance pour un fabricant de drap d'Elbeuf qui, la quarantaine passée, s'occupait encore à l'usine.
Lorsqu'il entra dans l'affaire familiale, licencié ès lettres et prix d'honneur au Concours général, le vieux chef trieur chargé de lui apprendre à connaître la laine déclara : « Il a de la bonne volonté, mais il n'est pas très intelligent. »
Dix ans plus tard, le filateur, qui s'appelait encore Emile Herzog, était officier de liaison attaché au corps expéditionnaire anglais dans la Somme. A la veille d'un engagement, un membre de l'état-major lui confia une petite valise en le priant d'en prendre soin. Ce qu'il fit. Pour découvrir, lorsque l'autre reprit sa valise, qu'elle contenait un rasoir, un blaireau et du savon.
De cette rencontre avec une certaine Angleterre naquirent « Les Silences du colonel Bramble ». D'abord, mille exemplaires, édités à compte d'auteur, par un jeune éditeur nommé Bernard Grasset. Officier en service actif, Emile Herzog ne fut autorisé à publier que sous un pseudonyme. Ce fut André, parce qu'un cousin très cher, André Fraenkel, venait d'être tué sur le front. Ce fut Maurois, nom d'un village où son unité cantonnait, parce qu'il en aimait « la sonorité triste ». Ce fut André Maurois.
Au triomphant colonel Bramble, dont 250 000 exemplaires furent vendus, succéda le docteur O'Grady, aussi bien accueilli. Mais ce fut le récit quasi biographique d'une tout autre guerre, plus subtile, qui assura, quelques années plus tard, la renommée d'André Maurois romancier : « Climats ». 1 200 000 exemplaires vendus à ce jour. Succès mondial. Seuls, les pays de langue anglaise se montrèrent réfractaires. On s'y étonna qu'un homme « perde autant de temps à se demander ce qui se passe dans le cœur de sa femme ». André Maurois n'était pas le premier, s'il fut parmi les derniers. La lumineuse, l'infidèle Odile, directement inspirée de sa première épouse, Janine de Szymkiewicz, fut l'une des plus attachantes héroïnes du « roman d'analyse » français. Une petite-fille naturalisée d'Anna Karénine.
Comme elle semble loin, aujourd'hui, cette époque où les quatre M de l'écurie Grasset — Maurois, Mauriac, Morand, Montherlant — et Giraudoux le baroque, et Martin du Gard, offraient à une rêveuse bourgeoisie assurée de dominer le monde les feux d'artifice d'un art abouti. Achevé. Achevé comme la société dont il était à la fois le produit et le reflet, et qui dégustait, chaque année, un plein panier de ces romans délicieusement comestibles. Paul Valéry l'observait, prophétique. Seuls, Malraux lui parlait de la guerre et Saint-Exupéry d'action. Les autres, même Drieu La Rochelle, n'en finissaient pas de peler leur cœur. L'artillerie lourde du roman américain, Faulkner, Hemingway, Dos Passos, qui commençait à tonner, n'avait pas encore dévasté la psychologie appliquée aux couples de bonne famille. Freud n'avait pas encore dépossédé les orphelins de Proust.
Que reste-t-il, aujourd'hui, de ces temps féconds, qu'en retiendra la postérité ? Elle retient peu. A travers ses mailles, il est possible qu'ils glissent tous, et avec eux Sartre et Camus, qui les expulsèrent. S'il fallait parier, on dirait que... Mais c'est absurde. Il faut un siècle pour savoir si un écrivain a creusé un sillon, s'il a saisi l'universel, si ses créatures vivront après lui, ou si sa trace s'envolera avec la poussière de son temps, s'il n'en a été que l'un des chroniqueurs.
Pour André Maurois romancier de l'amour conjugal vécu avec distinction, deux domestiques et assez d'argent pour qu'il n'en soit jamais question, le pari, déjà, semble joué. Et perdu, bien qu'en 1931 sa morale pût paraître trop lâche pour que le directeur de « La Revue des Deux Mondes », René Doumic, consentît à publier en feuilleton « Le Cercle de famille ».
« Une fillette de 6 ans qui découvre l'adultère de sa mère, cette mère remariée avec son amant, tout cela, que vous avez sans doute pris dans la vie, serait difficilement acceptable pour le public de la Revue », écrivait-il à l'auteur. Innocente et terrible condamnation d'un public.
André Maurois biographe, c'est autre chose. Son « Disraeli », qui doit avoir près de 40 ans, résiste fièrement à l'usure du temps. Shelley, Victor Hugo, Chateaubriand, George Sand, Byron, Tourgueniev, Balzac lui doivent autant que nous lui devons.
Biographe qui ne chercha jamais, dans l'histoire de ses modèles, l'occasion de parler de lui, André Maurois a donné à beaucoup de lecteurs, outre le plaisir de le lire, l'envie de relire, ou même de découvrir ceux dont il explora l'œuvre et la vie.
Il savait, de son écriture-microscopique et régulière, où d'immenses majuscules jetaient une lumière troublante sur une volonté bien cachée d'affirmation, il savait travailler.
C'est une belle vie d'homme celle qui s'achève à 82 ans, la main encore posée sur le métier.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express