Le corps du roi

Ç'aura été le dernier tour joué par François Mitterrand, de réussir, fût-ce brièvement, l'unité nationale.

Saturation? Evidemment. Mais le flot d'images et de paroles où nous avons été plongés pendant quelques jours mérite peut-être une brève analyse avant que la porte ne se referme sur l'événement. D'abord a-t-il créé artificiellement l'émotion, comme cela se prétend à droite, ou bien l'a-t-il accompagnée? Les sondages sont là, François Mitterrand était «près des gens», plus près encore sans doute depuis qu'on le savait luttant contre la mort.

Quatorze ans de télévision avaient intégré sa présence au foyer de tous les Français, il appartenait à tout le monde, comme quelqu'un de la famille. Plus profondément, la ferveur populaire, la foule immense et silencieuse massée à la Bastille, les milliers de roses déposées devant son domicile traduisaient, selon l'expression de Régis Debray, «un immense besoin de nation, de France, qui s'est investi dans le corps du roi» . Les télévisions ont dans l'ensemble bien fait leur métier.

Rétrospectives ? Excellente chez Cavada, interviews parfois touchantes comme celle de Frédéric Mitterrand dans «Envoyé spécial», qui avait l'accent d'une difficile sincérité, entretiens plus politiques, comme ceux de LCI, on a eu de l'appétit pour tout. Mais quand donc Daniel Bilalian apprendra-t-il le français? Commentant l'inhumation, on l'a entendu dire que les évasions de François Mitterrand avaient été «couronnées d'échec», que celui-ci fut «deux fois réélu» . N'importe quoi! Ce sont là broutilles. Ce que l'on retiendra de ces milliers d'images, c'est autre chose.

D'abord celle, furtive mais saisissante, de Danielle Mitterrand suivie de Mazarine et de la mère de la jeune fille, scrutées par des millions d'yeux avides. Ensuite, à Notre-Dame, les larmes du chancelier Kohl. Là, il y eut quelque chose d'extraordinaire dans le fait que le seul discours prononcé tout au long de ces jours de deuil ait été l'homélie du cardinal Lustiger. Comme si la République n'avait pas d'autres moyens d'honorer ses grands morts que de les confier à l'Eglise.

Certes, François Mitterrand était spiritualiste. Mais il était aussi agnostique. Cette homélie le récupérait, en quelque sorte, à son insu. Jacques Chirac, lui, disant avec des mots simples et bienvenus ce qu'il fallait dire, s'est taillé enfin sa physionomie de président. Après ces quelques jours de dépolitisation généralisée, la vie va reprendre ses droits. Ç'aura été le dernier tour joué par François Mitterrand, de réussir, fût-ce brièvement, l'unité nationale. La télévision en apportera témoignage aux futures générations. «Capital», le magazine de la Six, a réussi une enquête brillante sur le train de vie de l'Etat : combien coûte l'Elysée, ses fastes et ses motards (250 à 300 millions), combien coûtent les déplacements à l'étranger du président de la République, combien de personnes l'accompagnent, pour quoi faire, tout cela raconté avec vivacité et force chiffres sur des images du voyage de Jacques Chirac aux Etats-Unis. Coût : 3 millions.

On apprit également le prix d'un ministre ? Environ 50000 francs par mois ? Et qu'il peut se faire un peu d'argent de poche grâce aux fonds secrets, mais que, généralement, il distribue ceux ? Modestes, dont il dispose à ses collaborateurs. Qu'est-ce que les fonds secrets? Une somme globale de 430 millions à la disposition du Premier ministre et dont l'utilisation n'est jamais révélée. Quelques exemples anciens en ont été donnés, mais il n'y en a aucune trace nulle part. Enfin, combien coûte un ambassadeur. Cher. La France à l'étranger mène grand train. Prestige oblige. Tout cela était doublement intéressant. Par ce qu'on y apprenait, par ce que l'enquête révélait des drôles de rapports que nous avons avec l'argent. On dissimule, on ruse, on a des pudeurs... Ou cela m'a échappé, ou il n'a pas été question du traitement et de la liste civile du président de la République. L'audace de «Capital» n'est pas allée jusque-là. Il y a deux PPDA. Celui de la Une et son clone qui présente le Journal des Guignols sur Canal+. Voilà le premier englouti dans les convulsions internes de la Une où l'on s'est subitement aperçu qu'il faisait l'objet d'une condamnation en justice... Or, par un phénomène bizarre, un peu de sa disgrâce rejaillit sur le second. Il ne sonne plus juste. PPDA deux fois perdu, quelle infortune! 

Jeudi, janvier 18, 1996
Le Nouvel Observateur