Le complexe du château

Soirée électorale ennuyeuse à la télévision.
Vainqueur du 6 mars : Patrick Poivre d'Arvor. Appuyé par une équipe sûre et de l'électronique sophistiquée, il a gagné pour A.2 sans esbroufe la compétition qui opposait entre elles les chaînes de télévision.
Les éternels débats qui suivent les premiers résultats significatifs, lors des soirées électorales, furent comme toujours creux. Mais il fallait bien passer le temps en attendant de nouveaux résultats qui, peut-être... Alors, on vagabondait d'une chaîne à l'autre, retombant d'ailleurs sur les mêmes, héros par procuration de la fête ou de la défaite.
Rude épreuve que la leur.
S'exhiber devant tout le pays en gros plan et en couleur, alors qu'on a encore de méchants chiffres en travers de la gorge, commenter ces chiffres, là, tout de suite, en gardant la face tandis qu'on saigne quelque part... Dur, dur.
Masquer sa jubilation, s'astreindre au caquet bas pour ne pas risquer d'effaroucher, entre deux tours, l'électeur volatile, celui qui a voté contre l'autre et pas pour vous... Moins pénible, mais délicat cependant. Pas à la portée de tout le monde.
La preuve : M. Bernard Pons pétant de joie à voir le tapis rouge se dérouler sous les pas de M. Chirac jusques et y compris Grenoble. Grenoble ! Ou encore M. Alain Juppé, tête d'œuf tendant à enfler. Mais un premier succès, au premier tour, sur le premier secrétaire du P.S.... On peut comprendre. M. Juppé a toute la vie politique devant lui pour recevoir, aussi, des coups.
Les autres messieurs de l'opposition chargés d'occuper le petit écran surent, eux, contenir l'expression de leur contentement. De vieux routiers, il est vrai, MM. Lecanuet et Peyrefitte, reconduits l'un et l'autre par leurs administrés. Rodés par tant et tant de soirées électorales commentées, favorables ou défavorables à leur camp, qu'ils en connaissent toutes les répliques comme les comédiens du Théâtre-Français connaissent le répertoire.
De l'autre côté, la représentation parut, en revanche, bien improvisée ; se peut-il que les socialistes aient été surpris ? Alors, c'est vraiment que le parfum du pouvoir aveugle et rend sourd comme il aveugla leurs prédécesseurs.
Tandis que les chiffres tombaient, bornant ce qui tournait au chemin de croix, on attendait, vissé devant le poste, je ne sais quoi. Une émotion, un éclat, une trouvaille bien fignolée, façon Rocard le soir des législatives de 78. Au lieu de quoi on eut le maire de Lille, oubliant manifestement qu'il était, d'autre part, Premier ministre en difficulté. On eut M. Lionel Jospin, digne dans la défaite, émouvant sous sa couronne d'épines grises mais désuni, comme on dit des sportifs, atteint visiblement par l'ampleur de son échec personnel. On eut M. Louis Mermaz, réélu dans sa commune mais tenant un discours qui trahissait une certaine difficulté dans la communication.
Il y a quelques mois déjà, M. Mermaz avait déclaré que, à gauche, on ne met pas les doigts dans son nez et on sait aussi bien qu'à droite « se servir de couverts à poisson ». Si on l'a bien compris, dimanche soir dernier, il caresse là une théorie de fond selon laquelle une fraction de l'électorat potentiel de la gauche nourrirait des sentiments d'infériorité sociale qui déclenchent, selon sa propre expression, « un réflexe révérentiel à l'égard de la droite ». Et voilà pourquoi la gauche a bu la tasse. « Nous ne devons avoir aucun complexe vis-à-vis de vous ! », s'est-il écrié en regardant le monsieur du château, incarné en l'occurrence par Jean-François Deniau, idéal dans cet emploi. Où l'on retrouvait les couverts à poisson.
Peut-être y a-t-il dans ce que semblait vouloir exprimer M. Mermaz matière à analyse pour Pierre Bourdieu. Mais certes pas à message télévisé autour de 11 heures du soir, pour provoquer un sursaut parmi les électeurs infidèles ou boudeurs.
Mieux avisé, M. Roland Leroy, qui avait travaillé, lui, avant de venir bavarder, énuméra quelques chapitres du programme chiraco-reaganien dont M. Peyrefitte a orné son dernier livre. Alors, il y eut un instant cocasse lorsque, avant de tenter une défense impossible, M. Peyrefitte sauta sur l'occasion pour citer le titre de ce livre. On ne soigne jamais assez sa publicité personnelle.
Ce fut là le seul moment drôle d'une soirée qui ne l'a pas été. Même si on a le droit d'espérer que ses résultats seront, à bien des égards, salutaires.

Mardi, octobre 29, 2013
Le Nouvel Observateur