Le club des huit pour cent

Résultats de l'enquête menée par l'Institut National d'Etudes Démographiques sur les chances comparées que la société française actuelle accorde à ses enfants. Dénonce les inégalités sociales que cette enquête met en avant.
« Mr. Smith, vous êtes aujourd'hui à la tête de l'une des plus vastes entreprises de notre pays. Voulez-vous nous dire comment vous avez accompli cette magnifique réussite ?
— Volontiers, mon ami. Et tous les jeunes gens pourront puiser dans mon exemple de précieux enseignements. À 22 ans, quand je suis arrivé à New York, je possédais 10 cents. J'ai acheté une pomme, ma femme l'a vigoureusement astiquée, j'ai revendu cette pomme 20 cents. Avec les 20 cents, j'ai acheté deux pommes, ma femme les a vigoureusement astiquées, je les ai revendues 40 cents. Avec ces 40 cents, j'ai acheté quatre pommes, ma femme les a vigoureusement astiquées, je les ai revendues 80 cents. Et ainsi de suite jusqu'au jour où j'ai reçu un télégramme de Pittsburgh m'annonçant que ma tante Jessica était décédée et qu'elle me laissait 500.000 dollars. »
Cette histoire, inventée par les Américains pour remettre à sa juste place la légende du « self made man », on pourrait aussi la raconter ici. Et pas seulement au sujet des hommes d'affaires.
Une enquête, menée par un groupe d'experts de l'Institut National d'Etudes Démographiques, vient de tracer, en quelques chiffres narquois, le tableau des chances comparées que la société française contemporaine accorde à ses fils. Un tableau noir.
Pour l'établir, les enquêteurs ont interrogé 2.350 personnes figurant, à des titres divers, dans le Dictionnaire Biographique des Contemporains. Ils ont complété leur travail en fouillant également les origines, les études, la carrière de 3.000 personnes que le Petit Larousse honore d'un paragraphe, et de 4.238 anciens élèves des grandes écoles.
Ce qu'ils ont découvert ? C'est très simple. Pour avoir une chance d'arriver, il faut partir. Et pour avoir une chance de partir, il faut venir au monde avec une cuillère d'argent dans la bouche.
Où êtes-vous né ? dans quelle ville ? dans quelle famille ? dans quel milieu ? quels sont les revenus annuels de M. votre père ? sa profession ?... Autant d'éléments sur lesquels la volonté, le courage, le caractère, l'intelligence, les qualités de cœur et d'esprit n'ont aucune prise et qui déterminent par avance la première sélection à laquelle les Français sont soumis.
Liberté, égalité, fraternité, elle laisse sur le carreau, dès l'instant de leur naissance, 92 % des enfants, c'est-à-dire tous ceux qui sont issus de la classe ouvrière, du monde rural, du prolétariat en col blanc. Si certains parviennent parfois à rejoindre au cours d'escalade le peloton de départ, par les voies obliques de la politique, du sport, des carrières artistiques, c'est dans une proportion dérisoire. Les chiffres sont là, irréductibles : 95 % des Français qui ont atteint la notoriété dans leur domaine sont fils d'industriels, de banquiers, de gros commerçants, de membres des professions libérales, de cadres supérieurs, lesquels représentent ensemble 8 % de la population.
Qu'importe la notoriété ? Il se trouve qu'elle sanctionne la réussite sociale.
Qu'importe la réussite sociale ? Il se trouve qu'elle ratifie, en règle générale, la compétence professionnelle. Et puis quoi, même dans le clergé, les hommes préfèrent la pourpre cardinalice à la soutane du curé de paroisse.
Cette réussite-là ne fait pas le bonheur ? Il ne manquerait plus que ça !
Elle ne fait pas le malheur non plus.
Simplement, vue de l'extérieur, c'est une maison. Vue de l'intérieur, ce n'est qu'une façade derrière laquelle tout reste éternellement à construire.
Pourquoi la sélection initiale qui accorde aux uns et qui retire aux autres le simple droit de la poursuivre, est-elle aussi féroce alors qu'elle n'a plus d'existence légale ?
Parce que la réussite sociale est fondée, en premier lieu, sur l'instruction. 85 % des Français notoires ont fait des études supérieures. 10 % ont terminé leurs études secondaires. 5 % seulement n'ont pas été au-delà du primaire.

Il y a deux façons d'envisager ces chiffre. Sous l'angle moral, et sous l'angle pratique.
Que l'instruction demeure un privilège de fait, sinon de droit, c'est odieux. Laissons la réussite. Il y a aussi, il y a d'abord la joie d'apprendre, de comprendre, de se décrasser l'esprit, puis de le meubler, d'appréhender enfin le monde dans sa multiple splendeur.
Mais que chaque année, au terme des évaluations les plus modestes, 35.000 adolescents aptes à entrer avec succès dans le cycle secondaire, s'arrêtent au niveau du certificat d'études pour être mis par leurs parents en apprentissage, c'est pire qu'injuste. C'est bête. Les voilà figés, verrouillés, stérilisés pour toujours.
Voyez la société soviétique, comment elle exploite son capital intellectuel... L'enseignement n'y est pas conçu de façon à faire briller quelques étoiles superbes, mais à éclairer la masse par le dessous, par le dedans, et à cultiver ainsi méthodiquement chaque centimètre carré de terre humaine.
Le résultat ? Lunik, Spoutnik, Venusik, et coeterik, et coeterik.
Et que deviendront-ils, année après année, ces adolescents français, qui, par dizaines de milliers, se retrouveront parqués derrière le mur infranchissable de l'ignorance ? Mon propos n'est pas d'attendrir. Mettons les choses au mieux. Ils auront la télévision, une machine à laver, une voiture, pourquoi pas ? Et pourtant, ils revendiqueront, ils se mettront en grève, ils barreront les routes avec leurs tracteurs, ils s'éprouveront malheureux, amers, frustrés, indifférents aux indices de production, aux plans, aux balances commerciales, aux matelas de devises parce que rien de tout cela ne se traduira, pour eux, en message d'espoir.
La réussite sociale? Une affaire qui ne les concerne pas. Que 8 % des Français jouent entre eux à savoir lequel, du fils du banquier ou du fils de l'avocat, soufflera la place à l'autre au concours d'entrée à l'X, qui cela pourrait-il bien intéresser ?
Depuis 1794, la proportion de fils d'ouvriers admis à l'École Polytechnique n'a pas varié : 0,9 %. A Centrale ? A Normale Sup ? A l'Institut agronomique ? 2,3 %.
Le pire n'est pas de ne pouvoir s'élever soi-même ailleurs que dans l'échelle des salaires, de n'être reconnu digne de se battre que pour 10 francs, pour 20 francs, pour 50 francs.
Le pire est d'avoir un enfant, et de savoir que devant lui aussi l'avenir sera muré.
C'est cela qui rend méchant ou, dans la meilleure hypothèse : indifférent, sceptique, goguenard.
Pour leur propre sauvegarde, les 8 % devraient se hâter d'y songer.
« Nous avons engagé un gigantesque effort d'instruction et en même temps réformé profondément l'enseignement national... La jeune France est à l'école pour devenir, en fait de culture, de science et de technique, un guide de son époque », a déclaré, dans sa dernière allocution, le chef de l'Etat.
Sans rire ?
La vieille France serait-elle dans la lune ?

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express