Le club des assassins

Massacre au Biafra du peuple Ibo qui tenta de faire sécession du Nigeria. Pouvoir de la télévision en mettant sa focale sur ce massacre à créer un mouvement de dénonciation international. Regrette que le désintérêt de citoyens pour le reste des tragédies
Cette affreuse affaire du Biafra nous laisse agités comme des mouches, répétant : « C'est horrible... » sans même savoir au juste de quoi nous parlons. De notre impuissance. De ces milliers d'hommes, de femmes et d'enfants, fous de panique, systématiquement affamés jusqu'à ce que mort s'ensuive. De la froideur avec laquelle le monde a assisté à la liquidation du peuple ibo, quand il n'y a pas activement contribué. Ou de l'extermination physique d'une ethnie, extermination hissée pour la circonstance au rang de victoire « socialiste » par l'Union soviétique et l'Algérie.
Horrible ceci, et horrible cela. Mais en ce moment même les Kurdes se font proprement massacrer en Irak ; les Soudanais christianisés se font étriper par le gouvernement de Khartoum sans provoquer la moindre collecte, la moindre exhibition de nos grandes consciences professionnelles dans leur numéro habituel. Et combien y a-t-il eu de suppliciés communistes en Indonésie, il y a trois ans ? Quatre cent mille, selon les observateurs les plus modestes. Quatre cent mille personnes dûment anéanties.
Tout cela n'a pas fait un pli, une ride, un remous à la surface de nos jours.
L'étonnant, ce n'est pas que le massacre du Biafra ait été consommé, c'est plutôt que l'opinion mondiale s'en émeuve.
Pourquoi cette sensibilité soudaine et sectorisée, focalisée sur ce point d'Afrique ? Pour de très mauvaises raisons, on peut le craindre. Parce que l'œil de la télévision, des télévisions, s'est posé il y a dix-huit mois sur ce drame-là, et que le spectacle de la souffrance humaine est physiquement intolérable. Physiquement. Moralement, on s'en arrange. Ce que l'on ne voit pas de ses propres yeux, c'est même admirable comme on le supporte. Mais que l'on transforme une masse de téléspectateurs en témoins des horreurs d'une répression, chaque récit fera ensuite lever ces images dans leur mémoire et les rendra nerveux.
Voilà ce qui est arrivé avec le Biafra. Il a été servi chaud, à domicile, par la télévision.
Ces mauvaises raisons sont peut-être, après tout, de bonnes raisons pour s'émouvoir. Peut-être est-il sain et fécond que le public s'insurge contre toutes les manifestations de souffrance offertes à ses yeux, sans trop se préoccuper de savoir qui en est frappé et pourquoi. Dans un élan de pure solidarité humaine avec les affligés. Mais il faut bien savoir qu'avec trois émissions truffées comme il faut d'enfants hagards et de cadavres bien mutilés, on pourrait aujourd'hui mobiliser les foules pour soutenir la cause des plus abominables fripons.
En l'occurrence, il ne s'agissait pas de fripons, mais d'un peuple fier et industrieux, les Ibos. On les appelait les Juifs d'Afrique parce que les hasards de la colonisation britannique — et de l'islamisation, dont ils étaient indemnes — avaient donné à cette tribu traditionnellement douée des possibilités de développement intellectuel et technique exceptionnelles. Supériorité dont ils tiraient d'ailleurs, dit-on, une certaine arrogance.
Juifs de l'Afrique... Malheureux Ibos. Ils auraient dû prendre garde à ce qu'un tel surnom présageait, quand ils ont voulu se constituer en nation, créer un Biafra indépendant, se séparer du Nigeria, où quelques milliers des leurs avaient déjà été massacrés en 1966. Les voilà laminés. En agonie.
Cette sécession, fallait-il l'encourager dans son principe, comme la France l'a vaguement fait ? Avec assez d'éclat pour entretenir la résistance des scissionnistes et assez de mollesse pour n'avoir pas plus de poids que la principauté de Monaco. Fallait-il la combattre, comme les Anglais et les Soviétiques s'y sont concrètement employés en fournissant munitions et avions aux Nigérians ? Fallait-il se garder d'intervenir, de quelque manière que ce fût, dans ce qui était à la fin une guerre civile, et s'en laver les mains comme l'Onu ? Fallait-il redouter qu'un succès des Ibos n'encourage d'autres sécessions, donc d'autres guerres civiles en Afrique ? C'était la crainte de bien des pays du continent.
L'Afrique est le théâtre de jeux subtils et complexes qui n'opposent pas seulement les grandes puissances
par nations indépendantes interposées, mais les ethnies entre elles en de profonds et puissants conflits.
Aussi longtemps que ces jeux se déroulent dans les chancelleries, ou à coups de services secrets et d'assistances technique et financière, c'est le pain quotidien de la politique internationale. Chacun a ses amis, ses clients, ses pions qu'il avance et recule en fonction de sa stratégie économique et militaire, ses positions à défendre ou à conquérir... Nous n'allons tout de même pas feindre de découvrir, à l'occasion du Biafra, qu'il n'y a pas de nations « généreuses », de quelque couleur qu'elles soient, mais seulement et partout des intérêts en présence.
C'est lorsque ces jeux deviennent sanglants que, du même coup, ils deviennent insupportables, la guerre étant la plus absurde des activités humaines, si elle demeure la plus naturelle.
Mais, en vérité, le miracle est plutôt que le sang ne coule pas davantage en Afrique. Que ces centaines de tribus noires parviennent à coexister à peu près à l'intérieur de cadres nationaux fragiles. Quand on pense au nombre de siècles qui a été nécessaire pour que les tribus blanches dont nous sommes réussissent à se tenir à peu près tranquilles derrière des frontières à peu près stables... Et encore cela est-il possiblement provisoire.
Nous avons assez longtemps joué aux Armagnacs et aux Bourguignons à l'échelle française et à l'échelle européenne pour ne pas juger de haut des conflits analogues à ceux que tous les pays d'Europe ont traversés avant de se forger. Et parfois après.
L'Afrique libre, émergeant de la colonisation, est peut-être condamnée à traverser les mêmes étapes, à purger les mêmes haines, à avoir ses Cévenols et ses Vendéens, et sa longue série de massacres.
Ce qui pourrait, au moins, être évité, c'est que, de l'extérieur, on fournisse aux antagonistes les armes de la mort telles que le progrès les a affûtées. Non que les armes modernes soient nécessaires pour tuer : il suffit d'un arc et d'une flèche. Mais tout de même, on fait mieux, plus et plus vite, avec des mitrailleuses, des chars et des bombardiers.
L'exportation d'armes devrait, d'un commun accord international, être purement et simplement interdite de tous les pays producteurs vers tous les pays consommateurs.
Le premier pays producteur d'armes qui fera une pareille proposition se rendra peut-être impopulaire auprès de quelques gouvernements. Mais il sera le seul dont les peuples sauront, de par le monde, qu'il refuse d'appartenir plus longtemps au club des assassins.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express