Le ciment de la révolte

Grève des mineurs de Lens. Les conditions de vie des mineurs du Nord. Leurs revendications.
Dans le pays minier en dissidence, on entend : « Qui, mais enfin qui, gouverne la France ? »
Quand le dîner s'achève sans fromage, Louis G..., mineur de fond, reste sur sa faim.
Il a trente ans, il est grand, large, fort. La silicose n'a pas encore attaqué ses poumons, bien qu'il ait quatorze ans de fond. La soupe, même lorsqu'elle est épaisse, ne lui « tient pas au corps ».
La première fois, il n'a rien dit. La troisième fois, il venait de rapporter sa paye de quinzaine : 377,55 F, plus 131,70 F d'allocations familiales (il a trois enfants), moins 41,36 F de retenues pour ses cotisations retraite, maladie, etc.
Louis G... est mineur de cinquième catégorie, la sixième est la plus élevée dans la hiérarchie.
Le soir-là, Louis G... a dit sa femme :
- Demain, n'oublie pas de prendre du fromage.
Sa femme s'est mise à pleurer. Puis elle a rudoyé les enfants.
Alors Louis G... s'est inquiété Parce que sa femme, il la connaît. Ce n'est pas une qui fait des manières. Quand il parle d'elle, il dit : « C'est mon ministre des Finances ».
Elle est fille de mineur. Son père vient de mourir. Cinquante-trois ans, Silicose. Cercueil gratuit pour l'enterrer. Le cercueil fait, partie des « avantages en nature » consenti aux mineurs.
La maison de Sallaumines où ils habitent, c'est celle où elle est née. Deux pièces et la cuisine en bas, trois chambres en haut, un bout de potager, c'est une bonne maison que les Houillères donnent aux G...
Mais quelquefois il faut en sortir. Et pour sortir, il faut un manteau. Et celui de Mme G... était tellement usé, depuis six ans qu'elle le portait qu'elle avait honte de se montrer le dimanche, au bras de son beau mari.

Deux montagnes

Alors, elle a été à Lens et après bien des hésitations, elle a fini par en acheter un neuf, gris foncé parce que, dans le pays des mines, on ne peut rien porter de clair quand ça ne va pas à la lessive. Le magasin de Lens fait crédit. Toute la région vit de la mine et des mineurs. Et où voulez-vous qu'une femme de mineur prenne 230 F d'un coup pour payer un manteau ?
Lorsque, il y a deux ans, les G... ont acheté un poste de télévision, tous les mineurs en ont un — c'est le marchand qui leur a avancé l'acompte exigé au premier versement. Ensuite, ils ont payé 80 F par mois. Maintenant, le poste leur appartient et ce sont les traites signées pour le manteau — 60 F par mois qui sont venues remplacer celles de la télévision dans le tiroir du buffet. Mais quand un budget est équilibré à un franc près, il suffit d'un rien pour qu'il bascule. La viande a augmenté, et pas seulement la viande. Louis G... a fait une chute à bicyclette et il a cassé son pédalier ; à la mort du père, il a fallu recueillir la grand-mère. Et voilà comment le fromage a disparu du diner.
Alors Louis G... s'est dit que décidément on se foutait de lui puisque — on ne cessait de le lui répéter — les caisses de la France sont pleines. Il a même entendu de ses oreilles, à la télévision, et de la bouche la plus autorisée, celle du chef d'Etat.
Un instrument dangereux, la télévision. On tourne un bouton et hop, que voit-on ? Samedi dernier, à l'heure du repas, j'ai poussé une porte au moment où, sur le petit écran, de joyeux skieurs sillonnaient la neige. Et c'est une image presque insoutenable lorsqu'il suffit de se retourner pour avoir dans l'œil une montagne de crassier.

Prime de paysage

La région minière du Nord est si bien faite pour réjouir le cœur que les ingénieurs qui viennent s'y installer perçoivent une « prime de paysage ».
Par cette fenêtre dite Télévision ouverte en permanence sur la vie des autres, ce n'est pas seulement le rêve qui entre. C'est la plus provocante des réalités. Il faut la voir à Lens, à Sallaumines, à Hénin-Liétard, pour comprendre la nature de la nouvelle misère qui ronge les damnés de la terre.
Inutile d'être militant, actif, dynamique, éveillé, pour être conscient de sa condition. Il suffit de s'asseoir et de regarder.
Louis G... et sa femme regardent. Pas tous les soirs. Souvent, il est trop fatigué. Mais il en voit assez pour dire :
- Que je gagne un million au tiercé, et je laisse tout tomber. »
Tout, c'est-à-dire la mine.
Mais on ne peut pas laisser tomber la mine. Elle vous tient de toutes les manières. D'abord, comment se loger puisqu'elle possède voire maison ? Et puis, où travailler, quand on ne sait pas d'autre métier que celui-là, tellement abominable que l'on ne trouvera bientôt plus de jeunes Français qui consentent à le faire et que les Houillères ont dû engager 9.000 Marocains pour 1963.
Du moins, de ce travail abominable, les mineurs avaient, autrefois, quelque fierté. Ils se sentaient utiles, nécessaires et même, parfois, héroïques. Ils étaient le sang et la vie de l'industrie, les soldats de « la bataille du charbon ». Aujourd'hui, on se souvient d'eux quand un hiver dur dérange les calculs des bureaux de Paris, cette ville lointaine, où la plupart n'ont jamais mis les pieds. Alors M. Pompidou leur dit que le pays a besoin d'eux. Mais en 1960, dans un brusque coup de barre, l'embauche a été totalement arrêtée, des jours chômés ont été institués et l'affolement s'est installé.
Toute la population du bassin du Nord et du Pas-de-Calais en a été traumatisée. Même parmi les ingénieurs, qui sont moins de mille, vingt-cinq ont quitté la mine, choisissant de se reconvertir avant que, pour eux, il ne soit trop tard, puisque la réduction de la production charbonnière était officiellement entrée dans les faits.

Le gros du peloton

Puis, en vertu d'une politique en accordéon, l'embauche a recommencé. Mais tous les jeunes qui le pouvaient encore avaient déserté et avec eux la foi dans la mine.
Les mineurs du Nord sont aujourd'hui des hommes qui n'ont plus qu'un passé. De l'avenir, pour eux et pour leurs enfants, ils ont peur. Du présent, ils savent seulement qu'il ne débouche sur rien. Ailleurs, on parle d'expansion. Chez eux, on ne parle que de régression.
Lorsque, dans ce climat, leur faible pouvoir d'achat se détériore, et que les négociations se poursuivent pendant des mois sur des revendications qui leur permettraient seulement, si elles étaient satisfaites, de rejoindre le gros du peloton des salaries, ils ont le sentiment d'être abandonnés sur un bateau qui sombre. Alors ils gueulent.
Louis G... gueule, il n'y a pas d'autre mot. Et pourtant, au début, ce n'était pas l'un des plus durs. Syndiqué, oui, mais pas militant. Il cotise à la C.G.T., mais il n'a aucune activité personnelle, ni au syndicat, ni à la section d'entreprise. Et dans la fosse où il travaille, la grève n'avait pas que des partisans.

Vingt centimètres

Lorsque trois centrales syndicales se disputent les adhérents, et qu'un mineur sur deux n'est pas syndiqué, ça ne se déclenche pas comme ça, une grève. Les « meneurs » travaillent une pâte molle. Il y a beaucoup de sceptiques, d'écœurés depuis les grèves de 1947 où communistes et socialistes ont fini par se battre entre eux, tandis que les C.R.S. tiraient. Ce n'est pas seulement le souvenir de la division qui est resté vif comme une plaie vive au cœur du syndicalisme ; c'était — jusqu'à ces derniers jours — la division elle-même.
Entre les cégétistes, largement majoritaires, et ceux de F.O., il y a bien les militants actifs, dynamiques, informés, de la C.F.T.C. Mais, en pays « rouge », l'étiquette chrétienne est parfois lourde à porter.
S'il y avait aujourd'hui des élections syndicales, ils gonfleraient sans doute sérieusement leurs effectifs parce que leur rôle aura été, à tous égards, déterminant. En janvier, on les trouvait un peu agités, Louis G..., tout le premier. Mais le jour du fromage, il a dit à ses camarades : « Je trouve qu'y en a marre ». Un autre a répondu : « Tu parles ! » et un troisième : « Qu'est-ce qu'y foutent au syndicat ? »
Et si des milliers de Louis G... ont simultanément, dans toutes les fosses, manifesté ainsi laconiquement, c'est parce que, vraiment, « y en avait marre ».
A partir de ce moment-là, on ne sait jamais ce qui peut se passer, et comment un ordre de grève sera suivi s'il est donné. Les sondages d'opinion n'existent pas dans les mines. Et puis il ne s'agit pas d'opinion, mais de quelque chose d'obscur, d'informulé.
Que serait-il arrivé si l'ordre de réquisition « fait à Colombey » n'avait pas été lancé avant que la grève annoncée pour le 1er et le 2 mars soit effective ? Aujourd'hui, à Paris, on dit : « C'est une gaffe ».
Mais à Lens, à la porte de la fosse où il veillait, avec un groupe de camarades, pour que personne ne puisse descendre à la mine à l'exception des ingénieurs et des volontaires fournis par le comité de grève pour assurer la sécurité, Louis G... disait, mardi :
— Maintenant, ça se passe entre de Gaulle et moi. Il y a vingt centimètres à faire, c'est pas moi qui les ferai le premier.
Ce qu'il fera, en fait, je n'en sais rien, ce jour-là. Et lui non plus, et de Gaulle non plus. Mais ce qui, d'une orgueilleuse signature, a été fait, était encore beaucoup plus imprévisible. Et « What's done is done and cannot be undone », dit un personnage de Shakespeare.
Le 1er mars, les représentants des trois syndicats qui siègent à Lens s'adressaient à peine la parole. Le huit, à cinq heures, ils se rencontraient pour la première fois, en terrain neutre, et s'accordaient enfin sur le principe de la grève illimitée, seule réponse possible à l'ordre de réquisition.
Le même jour, les maires se réunissaient a Hénin-Liétard et se déclaraient prêts à user de leurs prérogatives municipales pour déclencher des subventions d'aide aux mineurs en grève. Mais à qui les fonds seraient-ils versés ? C.G.T. ? F.O. ? C.F.T.C. ? Pouvait-on imaginer la création d'un Comité inter-syndical ? On ne le pouvait pas mais
on le fit cependant, en l'élargissant1 à l'Union des Maires et à celle des Commerçants, solidaire des grévistes, leurs clients.
« Chacun saute dans le train à partir de ses propres préoccupations, dit l'un des gros commerçants de la ville, marchand d'appareillage électroménager. Et on se retrouve tous dans le train. »
Les ingénieurs avaient déjà pris le train en marche, en décidant d'abandonner deux jours de leur salaire au bénéfice des mineurs, au cours d'une assemblée extraordinaire convoquée d'urgence par leurs trois syndicats. Et si ce soir-là, à Douai, dans la salle trop petite pour contenir tous ceux qui étaient accourus, la grève des ingénieurs ne fut pas également votée, elle fut proposée.

Eux, ils risquent !

Entre ingénieurs et mineurs, il n'y avait aucune fraternité, aucune familiarité, aucune osmose politique.
Maintenant, il y a, de la part des mineurs, un curieux sentiment d'étonnement, mêlé de gratitude. Ils disent :
« Nous, on n'avait rien à perdre. Ça ne pouvait pas durer comme ça. Mais eux, c'est pas pareil... Ils risquent ! »
Eux, qui habitent les châteaux », ces grandes baraques de briques que leur allouent les Houillères, eux, auxquels un rapport perfide peut coûter sinon leur carrière du moins leur avancement, eux que l'on a toujours vus, traditionnellement, du côté des patrons, que leur est-il arrivé ?
Il faut bien voir ce que signifie ce geste inimaginable, il y a quelques années, de solidarité entre techniciens et ouvriers, cette collusion sans précédent entre les évêques et les mineurs, les ingénieurs et les commerçants, dans une rébellion ouverte contre l'Etat.
Aucune passion ne s'y mêlait, du moins à l'origine et de tous côtés on a eu grand souci de ne pas laisser des « mains impures » confisquer ce mouvement profond, cette mobilisation d'énergie.
La revendication qui en a fourni l'occasion, on la connaît : 11 % d'augmentation sur le salaire des mineurs.
- Le ciment de la révolte, ce fut la réquisition, et son meilleur aliment l'allocution de M. Pompidou, qui a bien fait rire son monde.
Mais, au niveau de ceux qui réfléchissent et qui infléchissent, ce n'est pas une contestation de l'autorité de l'Etat, c'est presque le contraire : un sentiment d'angoisse devant le vide.
Depuis des années, ils demandent une politique cohérente de l'énergie, un plan d'aménagement de la région, la prise en considération de leurs problèmes, qui sont des problèmes nationaux. Que trouvent-ils en face d'eux pour en discuter ? Rien. Personne. Des ministres-robots et un prestigieux militaire qui déclare de temps à autre : « Garde à vous, rompez,la soupe est bonne. »

Bon courage

Ils ne lui veulent aucun mal, à ce militaire, mais ils se demandent, et ils demandent :
« Enfin qui, qui gouverne en France ? On ne réglera pas l'avenir des Houillères avec des ordres du jour ! »
La première semaine, il y a eu chaque jour des manifestations, des cortèges, et on a vu défiler côte à côte, dans les rues de Valenciennes, musique en tête, l'étendard rouge de la C.G.T., l'étendard bleu de la C.F.T.C. et celui de Force Ouvrière.
Lorsque le cortège est arrivé sur la place d'Armes, le libraire a fermé ses grilles. Et puis il a regardé à travers les vitres de son magasin et il a dit :
« Il n'y a pas de flics, alors on ne risque rien. Quand on ne leur tape pas dessus, ils sont sages... »
Et sur la même place, tandis que les dirigeants des syndicats prenaient l'un après l'autre la parole et faisaient conspuer les signataires du décret de réquisition : de Gaulle (hou ! hou ! hou !), Pompidou (hou ! hou !), Bokanowski (hou !) et Grandval (rien, on ne sait pas qui c'est, ici, le ministre du Travail), des dames de la ville, chez le coiffeur, séchaient tranquillement leur mise en plis.
Le Nord de la France, je l'ai vu en dissidence. Pas en désordre. Pour qu'il y en ait, il faudra qu'à Paris on le veuille.
« On n'est pas en Irak », dit Louis G...
Quand les gendarmes faisaient leur tournée, le matin, et passaient le long des piquets de grève, ils disaient : « Bon courage. »
Samedi dernier, les mineurs ont touché leur quinzaine et les femmes ont déclaré : « Nous tiendrons. D'ailleurs tout le monde nous regarde. » Les commerçants ont reporté l'échéance des traites. Les secours se sont organisés.
Quelle que soit l'issue de l'affaire, le gouvernement y aura laissé la plume de son chapeau.
Sur la table du trésorier, qui réunit les dons, les mandats et les chèques s'accumulent. C'est au siège de la C.F.T.C, 21, rue Diderot, à Lens, que le Comité inter-syndical a élu domicile. CCP Lille 363,37.
Pour discret qu'il soit, le Christ, au mur, rappelle combien il est dangereux « de ranger les bons sentiments d'un pays dans l'opposition ».

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express