Le ciel parle américain

Lancement de la fusée Apollo. sentiment de dépassement de la France, loin derrière les Etats-Unis. Fin d'une illusion sur la grandeur française.
Eh oui ! nous sommes mélancoliques, comme dit le Général. Il y a de quoi. Et il serait bien étonnant qu'il ne le fût pas, lui aussi.
Pour un vieux pays qui, pendant si longtemps, fixa le rythme du reste du monde et qui, pendant si longtemps, en garda l'illusion, il est dur d'être condamné à jacasser pendant que les autres s'en vont tremper un croissant de Lune dans la Voie lactée.
Nous le savions bien, que nous n'étions pas dans la course. Mais depuis la semaine dernière, nous le savons physiquement. Le ciel parle américain. Le Père Noël aussi. Et on obtient plus facilement la communication avec Apollo à 300 000 km de la Terre, qu'avec le 22 à Asnières. Nous l'avons entendu de nos oreilles, nous l'avons vu, de nos yeux vu, témoins éblouis des aventuriers du ciel. Aventuriers modernes, interchangeables, rouages modestes d'une gigantesque entreprise. Un destin contraire pouvait encore, vendredi, les anéantir mais non suspendre l'entreprise. Les Bayard de la technologie se ramassent à la pelle, aux Etats-Unis.
Au demeurant, ce n'est pas le courage qui eût manqué aux Français pour prendre les mêmes risques. Tout ce que peut faire un homme seul, nous pouvons le faire. Et même, nous le faisons parfois mieux que d'autres. Ce qui nous manque, c'est le reste. Tout le reste. Et ce ne fut jamais plus sensible, plus éclatant. Plus pénible aussi, il faut bien le dire, pour peu que l'on y pense. Mais comment n'y pas penser...
Et il faudrait que nous soyons gais ? Ce n'est la faute de personne, sinon de tous les Européens ensemble, ces misérables Européens qui ont mieux aimé, disait Paul Valéry, jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps.
Et il ajoutait : « Ne sachant nous défaire de notre histoire, nous en serons déchargés par des peuples heureux qui n'en ont point, ou presque. »
Etre déchargés de l'histoire, mais non des histoires, peut-être s'en accommode-t-on mieux dans d'autres pays ? Là où le temps de la gloire universelle a disparu de la mémoire des hommes, là où le goût de la prouesse est moins vif, ou autrement orienté. Là où la volonté de puissance est adéquate aux moyens de la puissance.
C'est la nouvelle forme du courage. Le courage intellectuel de viser haut, mais pas plus haut qu'il n'est possible d'atteindre au prix du plus grand effort.
Pour un vieux pays nourri si longtemps de l'idée qu'impossible n'est pas français, et que la grandeur est définie par la surface des territoires occupés, il est dur de comprendre que jamais, jamais, nous ne serons les chevaliers de la Lune.
Pour un vieux pays dont la conscience collective, enfouie profond, a été formée depuis si longtemps à concevoir la France comme le foyer de la lumière, il est dur d'admettre que d'autres foyers se sont allumés.
Comment faut-il appeler cette certitude à laquelle nous devons nous arracher, c'est difficile à dire... Patriotisme, non. On peut être le patriote de la plus obscure patrie. Nationalisme, non. On pourrait presque dire : au contraire. Le nationalisme est une réaction d'agressivité, une façon d'affirmer son indépendance, sa personnalité. Peut-être cela n'a-t-il pas de nom. Peu importe. C'est. Et chez les plus jeunes, ceux qui n'ont pas connu le temps où il eût paru bouffon que la France ne fût pas engagée dans toutes les compétitions et capable d'y triompher, il en reste des manifestations ambiguës.
On se passionne pour le tiers monde, par exemple. Cela ne va pas sans générosité réelle, mais cela va souvent avec le soulagement de retrouver, là, une fonction de grand frère qui peut et qui sait mieux, expression camouflée de la volonté de puissance, ailleurs humiliée.
On s'insurge contre l'impérialisme américain. Cela ne va pas sans excellentes raisons, il s'en faut. Mais cela va souvent, en Europe, avec le dépit d'avoir perdu les moyens de l'impérialisme.
Nous ne les avons plus, c'est un fait. Mais ne feignons pas de croire que nous n'en gardons pas la nostalgie. L'impérialisme, ce n'est jamais qu'un mot pour désigner l'expansion, quelque sens qu'on lui donne aujourd'hui. Et il est parfois comique de voir les adversaires les plus justement acharnés de l'impérialisme militaire ou économique des grandes puissances manifester un impérialisme intellectuel qui ne néglige pas, pour s'imposer, les voies du terrorisme.
L'esprit de conquête, le goût d'entreprendre, l'agressivité positive, cela est naturel aux hommes, comme de respirer. Si nous les avions perdus, alors il y aurait de quoi désespérer.
Mais il n'est pas vrai que nous en soyons aussi démunis qu'il y paraît, à nous voir si maussades. Collectivement, c'est l'objectif qui manque, un objectif qui ne soit ni de pure illusion ni de pure utilité. La beauté de la course à la Lune, la fascination qu'elle exerce, c'est précisément qu'elle est à la fois concrète et inutile. Ou du moins sans utilité immédiatement apparente.
Il faut qu'il y ait quelque gratuité dans l'effort, quelque chose qui donne de la fierté, qui ne le réduise pas à des fins purement matérielles. Les hommes sont des animaux diablement compliqués. Et, parmi eux, les Français le sont particulièrement, qui ont si fort le goût des choses de la vie, individuellement, et qui ne sauraient, ensemble, s'en satisfaire.
Alors il est clair que pour nous arracher à la mélancolie, il nous faut une lune à décrocher, bien haute pour qu'elle soit dure à atteindre, pas trop haute pour qu'elle reste à la mesure de nos moyens, et précisément située à l'horizon.
Ce qui ne fera plus courir personne, il faut bien le savoir, ce sont les vieilles lunes qui, depuis tant d'années, se font en vain la tête de l'avenir.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express