Le chemin de la grandeur

FG donne son avis sur la dernière semaine de la campagne présidentielle, vue à travers les interventions télévisées de François Mitterrand et de Gaulle.
De Gaulle ou Mitterand. Qui eût dit à De Gaulle que l'on dirait un jour De Gaulle ou Mitterand ?
Après une semaine où, devant nos télévisions, nous fûmes successivement attentifs, éblouis, lassés, outragés, la France allait-elle répondre, comme la Pauline de Polyeucte : « Je vois, je sais, je crois, je suis dégaullisée » ?
Samedi, l'exhibition avait été morne. C'était Don Diègue et nous venions de voir Rodrigue. M. François Mitterrand, qui a magistralement apprivoisé, en quelques jours, l'œil sauvage de la caméra, avait montré une parfaite intelligence de son rôle. Nous sûmes, dès lors, que, par un prompt renfort, nous serions nombreux en arrivant au port.
Lundi, coup de théâtre : en face de M. Michel Droit, affectueux mais point servile, il y eut d'abord cette image saisissante d'un grand corps gauche, tassé sur son séant, mains pétrifiées, que l'on eût dit posé là depuis des siècles. C'était à serrer le cœur. Qu'allait-on lui faire faire ? Le beau ?
Et puis, dans la craie du visage, la paupière se souleva, l'œil s'alluma, le nez s'aiguisa, la malice fusa. Bientôt, toute la masse balança et nous fûmes témoins du plus étonnant numéro de charme que fît jamais un chef d'Etat pour séduire une nation, que fît jamais un homme pour retenir une infidèle.
En pantoufles. Elle louchait sur un autre ? La folle ! Elle s'ennuyait avec lui ? Il l'avait ramassée dans le ruisseau. Elle manquait de robes ? Il étalait des factures et promettait des fourrures. Ce fut pathétique, ce fut indécent, ce fut sublime.
Fut-ce efficace ? Devant ce de Gaulle en pantoufles, joyeux, bonnasse, « allant au peuple », comme disaient nos grand-mères, un haut fonctionnaire dévoué au régime murmura, sidéré : « Il va finir par se mettre à quatre pattes ! ».
Lui, il a voté blanc. Mais il y a très peu de hauts fonctionnaires.
Elle avait aussi le goût du sang, cette cérémonie féroce où, pardevant un pays tout entier, celui qui le prétendait incarner devait, sous la menace du bulletin de vote, réussir son tour ou se briser les reins. Mais, à 75 ans, Charles de Gaulle venait de trouver en lui la souplesse d'un jeune homme pour inventer un nouveau tour.
Le lendemain, le choc n'y était plus. Mais l'œil roublard pour assurer que l'aide au tiers monde « est un très bon placement », la fausse commisération à l'égard de « ce pauvre Churchill », le ton patelin pour se défendre d'être hostile aux Américains « qui n'étaient pas là en 14 », la verve pour parodier les Européens, l'accent de notable paysan pour prononcer « y en a pus », ce parfum de terre et de bon argent où baignait soudain le décor de l'Elysée, c'était étourdissant. On s'attendait qu'avec M. Michel Droit, il se mît à chanter, en duo, « Le Temps des cerises ».
Sur le même bateau. La performance de M. François Mitterrand, surgissant sur l'écran après les cygnes et les nénuphars de rigueur (nous savons maintenant quelque chose du calvaire des ouvreuses), n'en eut que plus d'éclat.
Avec le brillant et le froid d'une lame, il trancha. Excellent dans la forme, sobre sur le fond, dur sur l'ensemble, tenant seul l'écran pendant trente minutes, il fut, ce soir-là, à la hauteur des espoirs qu'il portait.
Partisans de l'un ou de l'autre, nous en étions à nous congratuler sur nos candidats respectifs et à rêver d'être enfin libres entre 8 heures et 9 heures du soir, lorsque, mercredi, reparut un vieillard furibond, se mettant à maudire tout ce qui vivrait après lui.
Sans doute est-ce dans la nature des choses. Mais on n'en finit jamais de croire que Charles de Gaulle, c'est autre chose.
Si, comme il l'a dit, la vieillesse est un naufrage, nous nous souviendrons de l'avoir vu au bord de sombrer, et personne ne pouvait trouver le cœur de s'en réjouir. N'étions-nous pas sur le même bateau ?
Comme il les traita ses ministres, comme il les tança ses sujets, comme il le torpilla ce successeur, méprisé avant même d'être désigné, et qui « fera ce qu'il pourra... ». Si Mgr le Comte de Paris en a été flatté, c'est qu'il n'a pas le goût trop délicat.
Imaginez l'effet produit si, au lieu de promettre le tabouret, privilège des duchesses, à la ménagère dont le mari bamboche et les filles découchent pendant qu'elle passe l'aspirateur — sinistre métaphore pour désigner la France — le chef de l'Etat eût dit : « J'ai voulu que cette campagne électorale se déroulât sous vos yeux, pour que vous le sachiez : il y a, en France, des hommes capables d'assumer dignement et fermement la fonction de président de la République, telle que je l'ai moi-même instituée avec votre accord. Un jour, il vous faudra choisir en fonction de la politique qu'ils vous proposeront. Mais j'ai besoin de quelques années encore pour consolider une Constitution fragile, et pour que chacun apprenne à la respecter. Donnez-les moi. »
Imaginez. Qu'auriez-vous répondu ? Mais il eût fallu, pour cela, que le général de Gaulle aimât les hommes, les Français et la République.
L'outrage. Ah ! il était grand temps que cessât le spectacle ! Jeunes gens fraîchement nés, si vous ignoriez ce que vos pères appellent la Droite, ne cherchez plus : vous avez entendu son langage. L'évocation des précédentes républiques, si ce n'était pas « la gueuse » qui resurgissait, qu'était-ce ? Et cette façon de ne point savoir le nom du candidat de quarante-cinq pour cent des Français, ou de ne pas daigner le prononcer, comme s'il eût sali les lèvres, et l'abominable attaque contre les agents de l'étranger... L'outrage, enfin. « A supposer qu'il s'en soucie », M. Mitterrand, président de la République, assisterait, enveloppe crevée, au malheur de la France, veuve de Charles de Gaulle. A supposer qu'il s'en soucie, le chemin de la grandeur débouchait au plus bas.
Si je blesse ici ceux qui pratiquent encore, mettons que nous sommes quittes. D'ailleurs, c'est fini. Les chandelles sont éteintes.
Que M. François Mitterrand soit remercié d'avoir oublié, pour conclure, toute habileté. Ce qu'il représentait, ce soir-là, dépassait sa personne et il sut l'exprimer, non sans noblesse, d'une voix qu'assourdissait l'émotion.
La campagne pour l'élection du président de la République, ouverte le 19 novembre, était close. Le choix, pour quelques-uns, était encore ouvert. De Gaulle ? Ou Mitterrand ?
Qui eût dit à de Gaulle que l'on dirait, un jour, de Gaulle OU Mitterrand et que tant de Français, préférant, pour leur pays, le tumulte de la vie à la paix de la mort, répondraient : l'Europe ?
A l'issue d'un combat loyal, une majorité a choisi de reconduire le mandat que le président sortant tenait « des événements ». Quand il n'y aurait eu qu'un bulletin de vote pour assurer l'élection du chef de l'Etat, il ne resterait qu'à s'incliner, et à respecter la règle du jeu.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express