Le café et les croissants

Souligne que l'avancée technologique et spatiale russe ne doit pas cacher un fait majeur : les Russes vivent mal.
Ce monsieur Titov, qui tourne autour de la Terre comme on va à Meudon, il lasse un peu, il faut bien le reconnaître.
Américains, nous pourrions être dépités, blessés, furieux, fouettés dans notre orgueil. Nous participerions.
Français, nous savons que nous ne sommes pas dans la course. Du moins pas dans cette course-là. Alors, nous demeurons spectateurs, plus ou moins enclins à applaudir et prompts à nous désintéresser d'une activité monotone. Nous ne nous sentons pas concernés.
Les commentaires recueillis dans la rue par les reporters d'Europe 1 au sujet du dernier ballet soviétique dans les étoiles ont été, à cet égard, significatifs : « A quoi ça sert... » « Ils prennent le ciel pour Montlhéry... » « Ils feraient mieux de donner un peu de bien-être à leur peuple... »
Oui. Si l'U.R.S.S. a réussi à prendre une avance aussi spectaculaire sur les Etats-Unis dans le domaine spatial, c'est au détriment du confort personnel de ses citoyens. Non seulement il ne faut pas le nier, mais il faut le dire très haut et le répéter, surtout à ceux qui croient pouvoir opposer à la séduction du communisme celle de la machine à laver : les Russes vivent mal.
Ce n'est pas leur société qui est matérialiste : c'est la nôtre. Ce n'est pas leur société qui vit sans morale, sans foi, sans ferveur : c'est la nôtre. Plus on redoute leur système, plus il faudrait le voir dans sa vérité qui est rude. Pour sécréter des cosmonautes, les Russes vivent mal, et ils l'acceptent. Pour une première raison que les Occidentaux oublient un peu facilement : c'est qu'ils vivent tous mal.

Une religion

Le régime a ses privilégiés, certes. Mais l'homme le mieux payé, le mieux logé, le mieux considéré que j'aie rencontré à Moscou, était un violoncelliste. Et si, à l'arrivée, les conditions d'existence ne sont pas les mêmes pour tous, au départ les chances sont égales. Du moins les Russes le ressentent-ils ainsi.
Cela ne fait peut-être pas honneur à la nature humaine. Mais quoi ! on se prive plus aisément de ce dont les autres ne jouissent pas non plus. On accepte plus facilement l'injustice suprême, celle qui vous fait naitre mal doué, mal aimé, mal bâti, que l'injustice des hommes.
Que certains soient tentés de s'ériger en « classe supérieure », c'est évident. Ils ne sont pas prêts d'y parvenir, semble-t-il. La pression formidable de la collectivité s'y oppose, à tous les échelons, à l'école comme au bureau ou à l'usine.
Que la religion communiste soit bonne ou mauvaise, là n'est pas la question. Là n'est pas leur question. Ils la trouvent bonne. A propos, combien de chrétiens ont abdiqué leur foi à cause de l'Inquisition ? Le communisme, tel qu'on le voit vécu en U.R.S.S., est religieux. Il a ses dogmes, ses missionnaires, sa morale qui est austère, ses grand-messes qui se célèbrent sur la place Rouge, et ses saints, qui se nomment maintenant Gagarine et Titov. Son culte est adapté à l'âge technique.
Il faut voir aussi qu'il s'accompagne d'une lutte permanente de l'homme contre ses instincts, d'une conquête permanente de soi-même. Car l'objectif proposé, en même temps qu'imposé au citoyen soviétique, ce n'est pas seulement la jouissance à long terme des biens terrestres, c'est l'édification de rapports nouveaux entre les individus.

« Profitons-en »

De tout cela est né un monde dur et fier, que l'on peut haïr, dont on peut contester non seulement les méthodes mais l'efficacité quant au but suprême : un homme meilleur. C'est, qu'on le veuille ou non, un monde en devenir.
Du côté de l'Occident, où en est-on ?
Le jour même où le départ de Titov était annoncé, une brève information nous venait de New York : on allait construire, là-bas, un hôtel où, pour avoir un bon café chaud, il suffirait au client de tourner un robinet à la tête de son lit.
Délicieuse perspective, doux confort. Le Président des Etats-Unis doit savoir mieux que moi si l'économie de son pays est en état de supporter victorieusement la compétition pacifique avec l'U.R.S.S. sans s'imposer une révision déchirante de ses méthodes ; si ce café-là — et tout ce qu'il suppose — ses compatriotes ne le boiront pas, tandis que les Russes croqueront des croissants de lune.
Il faut jouir soi-même d'un grand bien-être pour en mépriser les agréments et juger sévèrement ceux qui en sont avides.
Il n'y a pas à juger, mais seulement à constater. Les valeurs de la civilisation chrétienne ont existé, et elles ont été infiniment fécondes, et elles ont galvanisé des peuples. Mais, sous l'écorce des mots, la réalité d'aujourd'hui est un fruit sec.
Sans morale vécue, une société pourrit, et c'est le moment où il fait relativement bon y vivre. Quand on perd la foi, il reste les plaisirs. Mais si la décomposition a son charme, elle n'est jamais exaltante. Elle démobilise. Elle détruit par l'intérieur.
Que l'on dise : « Ça n'ira pas si vite... Profitons-en... », soit.
Que l'on refuse de voir où se situe la compétition, c'est plus grave. Ce ne sont pas les valeurs de la civilisation chrétienne que l'Occident oppose aujourd'hui à la civilisation communiste. C'est son café chaud.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express