Le cactus d'Edgar

Edgar Faure sur le plateau d' « Apostrophes ». émission consacrée au salaire des Français. FG évoque le mal que les Français éprouvent à parler de leur salaire. De jeunes gens invités à FR3 en prise avec la déformation de leur parole dans la presse. La ma
LA TELEVISION PAR FRANÇOISE GIROUD

Le cactus d'Edgar

Attendrissant, M. Edgar Faure, sur le plateau
d'« Apostrophes ».
Voilà un homme comblé — charges, honneurs, bonheurs privés —, arrivant gaillardement au soir de la vie avec le sentiment émoustillant d'avoir, à soixante-quatorze ans, l'avenir devant lui, puisque, à tort ou à raison, il se voit près d'être au gouvernement et se trouve déjà chargé d'une mission, auteur de « Mémoires » promis au succès, et il n'en est qu'au premier tome, que souhaiter de plus ? C'est le bonheur parfait qu'il paraît exsuder.
Il parle, là, devant les caméras, étincelant, déchaînant des cascades de rires. Crac ! Ces scélérats de Hamon et Rotman (« la Deuxième Gauche ») lancent le nom de Pierre Mendès France.
Dans le jardin de la félicité de M. Edgar Faure apparaît alors le cactus auquel, toujours, il s'écorchera. Perle une grosse goutte d'aigreur... L'intermède est bref mais lumineux : il n'y a pas de bonheur parfait.
Réjouissantes, les personnes bien connues dans leur spécialité — une petite dizaine — répondant à la question suivante : « Que gagnez-vous ? » (« Moi je... », A.2).
Lorsqu'on vous demande : « Quel âge avez-vous », on ne se tortille pas comme poisson dans friture, on ne répond pas : « Je suis né l'année où Fausto Coppi a gagné le Tour de France, calculez », on donne un chiffre. Mais « que gagnez-vous », quelle souffrance !
Alors, le chiffre énoncé fut celui du montant des impôts acquittés, on ajouta qu'on travaillait douze heures par jour, on plaida, on fit des pirouettes...
Si entortillées qu'aient été les réponses, on avait envie de dire « Bravo ! » à ceux qui se sont prêtés à l'exercice. Il y faut, en France, plus de courage que pour montrer nu le bas de son dos. De sorte qu'à nommer ici, si vous ne les avez pas vus, ces hommes qui, tremblants mais braves, sont allés au feu, j'aurais l'impression de les dénoncer.
Intéressante, l'expérience faite par six garçons et une fille, élèves d'une institution de Bordeaux, pas loubards pour un sou, engagés par F.R.3 à parler librement d'eux-mêmes, de leurs goûts et dégoûts de tous ordres, puis à illustrer par quelques scènes leurs propos. Le résultat (« Parole donnée ») ne valait peut-être pas une heure d'antenne parfois confuse, mais n'était pas négligeable. La sincérité y était, ce n'est pas nul.
Mais comme toujours quand on parle de soi, ces jeunes gens ont cru donner d'eux une image, ils en ont donné une autre et la presse parisienne, conviée à voir l'émission avant sa diffusion, mardi, en a vu une troisième, ce qui les a révulsés. C'est là ce qu'on appelle communiquer. Dur à découvrir.
Horripilant, sur la même chaîne, le débat sur l'agressivité entre un éminent spécialiste strasbourgeois et deux interlocuteurs obstinés à vouloir lui faire dire autre chose que ce qu'il disait.
Si bien que l'on brûla rapidement de poser au professeur Karli une question : pourquoi, d'humeur pacifique et ayant choisi de regarder cette émission sans y être obligée, ai-je envie d'envoyer maintenant le cendrier à la tête de la télévision, si j'ose employer cette image ?
Heureusement, quand l'agressivité du téléspectateur se déclenche en cours de programme, il dispose de moyens plus inoffensifs pour s'en libérer. Par exemple : presser un bouton pour éteindre. Voluptueux, non ? Il y a des émissions qu'il faudrait regarder pour le plaisir de couper court.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
Le Nouvel Observateur