L'autre René Julliard

Éloge de l'écrivain, de sa générosité
René Julliard est mort. Il était notre ami depuis de longues, de bien longues années. Douze ans... Quinze ans peut-être. Et la mort d'un ami ne se raconte pas. Elle ouvre une méchante plaie. Elle ampute. Elle révolte. Elle déchire. Elle donne envie de se tourner, les yeux fermés, contre le mur, et de dire : « Laissez-moi tranquille, j'ai mal, ça ne regarde personne ».
Mais René Julliard était un personnage public. Et le voilà doublement mort, pétrifié par la renommée dans sa physionomie parisienne, réduit à son écorce d'anecdotes, de chiffres et de légende.
Soixante et un ans, deux milliards de chiffre d'affaires annuel, cinq conseils d'administration, une société foncière, un avion blanc, des bancos audacieux ? Oui, c'était René Julliard.
Vingt et un ans, une recommandation de Jean Giraudoux à Poincaré, un Poincaré médusé se laissant arracher les fonds nécessaires à la propagande littéraire française en Pologne. En Pologne parce que René Julliard, fils et petit-fils de professeurs de lettres, était alors employé dans une exploitation de bois polonais. Oui, il fut aussi ce jeune homme-là.

L'écume, les paillettes

Créateur du premier book-club du monde, comité littéraire de sélection pour l'étranger auquel participaient, entre autres, Paul Valéry et le maréchal Lyautev, au bord de la faillite à trente ans parce que le marché du livre français, en Pologne, s'effondrait, ses meubles saisis, deux amis lui tendant la main et cinq ans de travail pour payer ensuite la dette contractée ? C'est encore René Julliard.
Autant de dîners en ville et de réceptions à domicile que de jours dans la vie, mari heureux d'une femme aimée, présent partout, au théâtre, au concert, aux ballets, 497 jeunes auteurs publiés depuis 1945, éditeur des « Temps Modernes » et de Minou Drouet, de Bourguiba et de Françoise Sagan, de Ferhat Abbas et d'Annabel, grand seigneur du livre et il savait tout Wagner par coeur. C'est toujours René Julliard.
Tout cela est vrai. L'allure, le luxe, le raffinement, le brio, l'acrobatie, la politique littéraire grandiose et un peu folle, l'esprit d'entreprise, l'enfant doué qui voulait être chef d'orchestre, les relations prestigieuses, la voix flexible, la séduction subtile.
Tout cela est vrai, tout cela est considérable, tout cela n'est que l'écume à la surface d'un homme. Les paillettes sur le tissu d'une vie. Et, bien sûr, ce sont elles qui ont accroché la lumière.
Mais René Julliard, c'était aussi autre chose, vous savez. Un caractère, une conscience, une rigueur jamais affichés qui attachaient d'autant plus qu'il fallait en découvrir la trame serrée sous la grâce fluide du dilettante, sous la culture du lettré, sous le masque de l'homme d'affaires, sous l'affabilité des manières.
Jamais, jamais il n'a cédé. Il avait découvert et aimé le Maroc à travers Lyautey, qui le prit très tôt en estime et qui fit de ce jeune homme son exécuteur testamentaire.
Officier, pilote de réserve, il conserva toujours, à travers une bondissante trajectoire littéraire et une retentissante réussite sociale, une passion austère, lucide, pour son pays, une fidélité irréductible à l'idée qu'il se faisait de la dignité et des grands intérêts de la France.
Il se trouva et se voulut mêlé étroitement à la vie politique et plus particulièrement aux affaires du Maghreb, sans chercher à faire carrière. Seulement parce qu'il croyait à son métier d'homme, et qu'un homme n'est pas une machine à gagner plus ou moins d'argent, à perpétuer l'espèce et à répondre Oui ou Non à des référendums.
Le sultan du Maroc l'honorait de son amitié. René Julliard ne mit jamais plus de vigilance à lui en faire retour que pendant les jours d'exil à Madagascar.

Si peu d'hommes

On pouvait fonder sur lui. Et pas seulement sur la délicatesse, l'intelligence et la chaleur de son cœur : aussi sur son jugement politique, qu'aucun interlocuteur ne réussit jamais à troubler ou à infléchir, et que les faits ont obstinément vérifié.
D'étroites relations l'unissaient à bien des hauts personnages des trois dernières républiques. Il les dénoua, sans éclat mais sans faiblesse, chaque fois qu'il les vit vaciller et s'écarter du droit fil de la pensée. Combien de généraux, combien de maréchaux...
En mai 58, l'intransigeant gaulliste de 40 devint sur l'heure hostile au régime : position où l'éditeur, l'homme d'affaires et l'homme du monde avaient tout à perdre, rien à gagner que des inimitiés dont certaines furent blessantes. Lui ne blessait pas, ne tranchait pas. Il inclinait sa taille, visage penché, attentif, toujours prêt à entendre l'autre. La voix restait de velours, la parole de soie, l'esprit de fer.
Ce fut cela, la vraie noblesse, la vraie richesse de René Julliard. Nous sommes nombreux à l'avoir aimé pour tout ce qu'il était, face souple et face dure, capitaine audacieux et si las parfois de souffrir dans sa chair, homme de faste et homme de progrès.
Nous sommes nombreux et nous sommes malheureux. Tant de jeunes hommes promettent. Si peu d'hommes tiennent. Il avait tenu, lui.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express