La soirée d'un agent timide

Scène de la vie quotidienne
LA SOIREE D'UN AGENT TIMIDE

FRANÇOISE GIROUD

Qu'y avait-il donc, dans l'air de Paris, lundi ? La fragrance du printemps, la clémence du ciel où les oiseaux n'en finissaient pas de coudre les toiles bleues de la nuit, les corps déliés, sous leur robe, de ces jolies filles que l'on doit enfermer, l'hiver, dans des serres puisqu'on ne les rencontre qu'aux beaux jours... ?
Et puis, l'agent n'avait pas vu le film. L'agent qui assurait la circulation devant le cinéma Balzac, où passe la version originale de « Bullitt ».
Une file d'attente s'allongeait sur le trottoir étroit, entre le mur et la chaussée, vide de voitures en stationnement sur vingt mètres. Une foule patiente, polie, pacifique, a-référendaire, a-querelleuse, a-contestatrice.
Survint une petite Austin-Cooper rouge. La conductrice manœuvra pour se ranger, arrêta son moteur. L'agent s'approcha. Stationnement interdit, dit-il. Elle obéit.
Puis ce fut une DS 21 grise. Le conducteur fit ce qu'il put, c'est-à-dire qu'il bloqua derrière lui une, deux, trois voitures. Le temps de tourner quatorze fois (ou peut-être était-ce douze) son volant pour s'insérer au centre de la belle place vide. Il arrêta son moteur. L'agent s'approcha. Stationnement interdit, dit-il. Le conducteur obtempéra.
Tour à tour, une Simca, une Renault, un imposant cabriolet Mercedes et leurs conducteurs respectifs crurent au bonheur, et y renoncèrent sans humeur. Le dernier fut accueilli par les rires amusés de la foule. Mais qu'y avait-il dans l'air ce soir-là ? Il se mit à rire, lui aussi, et s'en fut, pied au plancher.
Enfin Matra vint. Une Matra blanche immatriculée 8474 WW D 75. S'en extirpa un couple assorti. Assorti à la Matra. L'agent poussa un petit coup de sifflet. L'homme à la Matra poussa un petit rire. Il avait cet air propre aux messieurs bronzés qui trouvent toujours des tables dans les restaurants où je suis désolé Monsieur mais si vous n'avez pas retenu, des wagons-lits veille de Pentecôte quand je suis désolé Monsieur mais tout est loué depuis un mois et une place à 8 heures sur les Champs-Élysées. Bref, le genre d'homme autour duquel les files d'attente se transforment en autant de baïonnettes prêtes à bouter l'intrus hors du sol sacré du trottoir pour peu qu'il insiste.
Mais qu'y avait-il dans l'air ce soir-là ? Il insista, et entreprit de convaincre l'agent de son droit à stationner. Montrant sur son pare-brise le caducée des médecins. Et une houle de rires parcourut la foule comme la houle d'un vent tiède dans les marronniers. Et c'était bien le genre d'homme qu'on croyait puisque ce fut l'agent qui obtempéra, sans même lui demander une consultation pour les yeux qu'il devait avoir faibles, puisqu'il les protégeait derrière des lunettes noires.
Aussi bien, puisque la conversation avait lieu exactement devant l'entrée du cinéma, l'homme à la Matra et sa compagne y restèrent, faisant ainsi reculer de deux places ceux qui n'étaient déjà pas assurés de voir « Bullitt » une demi-heure plus tard. Et pas une baïonnette ne se leva.
Quelques minutes passèrent. Un automobiliste libéra un rectangle sacré derrière la Matra. L'agent eut un geste vague. Grand seigneur, l'homme à la Matra poussa la bonne grâce jusqu'à remonter dans sa voiture pour la reculer, puis retourna dans la file d'attente.
C'est alors que parut la Ford. Une sorte de cuirassé immatriculé 3746 US 75 qui piqua dans l'espace vide. La foule, secouée par le fou rire, guetta le petit coup de sifflet. Oserait-il ? Il n'osa. Le conducteur de la Ford était peut-être GIG (Grand invalide de guerre) ou CD (Corps diplomatique) et l'agent avait perçu la plaque qui l'indiquait ? Pas de plaque. Le conducteur de la Ford allait-il être la goutte d'eau qui fait déborder le vase où les agents vieillissent sur tige ?
Il descendit, inconscient d'être le héros tragique que l'on attendait, étonné de voir cent paires d'yeux
braqués sur lui, cent paires de lèvres retroussées sur un sourire, vérifia discrètement sa tenue et disparut quelque part, très loin, au bout de la file d'attente.
Comme sur un court de tennis, les cent paires d'yeux revinrent se poser sur l'agent. Contravention ? Non. La seule goutte d'eau, on aurait juré qu'elle perlait de ses yeux, là, derrière les lunettes noires, parce qu'une foule parisienne tendrement amusée par un petit agent timide un beau soir de printemps, c'est l'inconnu, le non inscrit dans les bréviaires, l'angoissant imprévu... A sale flic, mort aux vaches, C.r.s. - S.s., on a de la réponse. Mais quand le refrain n'est pas celui de la chanson, comment savoir ?
A cette foule qui ne lui voulait aucun mal et qui le regardait comme si des pâquerettes allaient lui pousser entre les orteils, que pouvait-il dire ? « Moi aussi, j'ai passé la journée dans l'herbe avant de prendre mon service et il faisait doux à Nogent, et l'ordre il en faut, mais cette espèce de folie française du désordre, de la fière resquille, de l'ôte-toi de là que je m'y mette, en poussant un peu on tiendra tous, du week-end de Pâques où l'on part 60 000 voitures vers l'ouest et où l'on revient 40 000 parce que les autres ont dit : « Il fait si beau, tant pis, on rentrera demain. Ou après-demain. Le travail, il nous attendra... » Ces week-ends où il n'y a « que » cent vingt-deux morts sur les routes et ces barricades où il n'y en a pas... Ce chef d'Etat auquel il faut rappeler tous les six mois qu'on l'a élu pour sept ans si bien qu'on finira par oublier de lui crier « bis » après son grand morceau, surtout s'il fait ce temps-là le 27, vous pensez qu'il y aura du monde à la pêche... Cette folie française, pourquoi moi, le petit agent de la rue Balzac, je n'y participerais pas ? »
Mais il n'a rien dit. Il s'est volatilisé, englouti dans le flot des spectateurs qui sortaient, tandis que les autres commençaient d'entrer et préparez la monnaie s'il vous plaît.
Sur l'écran, il y eut soudain une vraie bagarre, de vrais morts, de vraies voitures aux pneus hurlant dans les rues en toboggan de San Francisco, sous le vrai soleil de Californie. Et un vrai policier qui ressemblait à Steve MacQueen et qui s'y connaissait, lui, en ordre et en vertu.
On se retrouvait entre gens sérieux. La comédie de la rue Balzac était finie.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express