La roue tourne

Remplir sa feuille d'impôts et l'organisation d'une grande loterie nationale
La roue tourne

par Françoise G1R0UD

Ça y est ? Vous les avez déclarés ? Tout seul ? Félicitations ! Tout individu capable de remplir sans erreur sa feuille d'impôts 1949 mérite d'être tenu en estime. Celui qui les paye aussi, d'ailleurs. Mais c'est une autre histoire.
Entre la taxe proportionnelle et le tiers provisionnel, la surtaxe progressive et le cinquième quart, un bachelier doué pour les mathématiques peut passer une bonne soirée. Bonne, dans le sens où l'on dit : bonne grippe.
Si vous vous livrez à cette opération démoralisante entre toutes, qui consiste à additionner ce qu'on appelle des revenus — bien qu'ils soient toujours partis — je ne saurais trop vous conseiller, pour récupérer votre bonne humeur, la lecture de ce petit communiqué :
« Une tranche spéciale de la loterie nationale va être émise à la fin du mois, à l'occasion des fêtes de Pâques. Le gros lot s'élèvera à 55 millions. »
Ainsi, il y a quelque part en France un homme qui se trouvera dans quelques jours à la tête de 55 millions, ou dix personnes qui se les partageront et qui ne le savent pas encore.
C'est peut-être vous, c'est peut-être moi, c'est peut-être cette femme qui passe, l'air soucieux, parce qu'on lui demande huit cents francs pour ressemeler les chaussures de son garçon.
C'est probablement l'un de ceux qui, en cette fin de mois, se disent devant leur feuille d'impôts et la perspective du terme majoré d'avril :
— Cette année, je ne m'en sortirai pas...
Vous voyez comme il a tort d'être sombre et pessimiste. Puisqu'il va gagner!
Parce qu'on y gagne tout de même, à cette loterie, depuis ce fameux soir de novembre 1933 ou, dans le palais du Trocadéro, le 18.114 série H fit trois fois millionnaire M. Bonhoure, coiffeur de Tarascon. Trois millions qui en valaient à peu près cinquante-cinq d'aujourd'hui.
Comme tous les gagnants du gros lot, M. Bonhoure a commencé par s'enivrer en compagnie de ses amis. Après quoi, il est devenu châtelain-fermier. Il l'est toujours.

(Suite page 3.)

LA ROUE TOURNE
(Suite de la première page)

Il faut généralement un mois pour que le gagnant se délivre de la crise « boîte-de-nuit-achats-inufiles-chauffeur-nègre ». Mais l'immense majorité des gros gagnants ont fait mentir le proverbe selon lequel l'argent ne fait pas le bonheur.
Peut-être parce que le bonheur a pris pour eux le visage d'une maison et de quelques hectares de bonne terre.
La loterie a distribué 25 milliards depuis sa naissance. Après Bonhoure, c est le charbonnier Louis Rivière qui s'est acheté une ferme. Puis Jean Rochetaillade, le meunier, qui sagement resta meunier.
M. Bertrand, l'un des quatre gros gagnants de 1947, a acheté une maison avec ses enfants, qui continuent à travailler. Maurice R..., le deuxième, s'est bien livré à quelques excentricités :
il a envoyé, par exemple, les œuvres complètes d'Henry Miller à une vieille tante pudibonde.. Mais il s'est arrêté à temps pour acheter un garage.
La chance, capricieuse comme une majorité gouvernementale, a donné en 1948 huit millions à un prince russe qui avait consacré ses ultimes deniers à l'achat d'un billet entier. Payé en coupures de 5.000 francs, il se retrouva le lendemain avec une fortune qui n'avait plus cours...
Il est encore en train de s expliquer avec la Banque de France. Cinq cent mille francs à Mme Nougarède, serveuse dans un restaurant de Marseille, où un client désargenté lui remit un dixième en guise de pourboire... Elle ne les a pas bus.
Dix millions à un pêcheur paisible qui s'acheta un bateau, engagea quatre marins, et sombra cinq mois plus tard corps et biens.
Il y a quelques mois, un chauffeur de Belfort, Joseph Dereszkiennez, gagnait huit cent mille francs. Puis cent cinquante mille. Il les dépensa si allègrement qu'il finit par être arrêté pour grivèlerie.
Savez-vous ce qu'il fit avant d'entrer en prison ? Il demanda l'autorisation de s'arrêter au bureau de tabac. Pour acheter un nouveau billet.
Vous voyez bien qu'on gagne quelquefois. Et l'exemple de M. Mouton, président du comité directeur de la loterie, qui s'achète un dixième à chaque tranche et qui n'a jamais gagné, n'est pas forcément décourageant.
La loterie a rapporté à l'Etat trois milliards trois cent dix-sept millions en 1948. Ceux-là, nous les avons tous gagnés. c'est autant qu'on ne nous réclamera pas sous forme d'impôts, puisque le temps est loin où, avec le produit d'une loterie, Louis XV faisait construire le Panthéon.
J'ajoute que cette propagande est toute gratuite, bien que la loterie nationale dépense cent trente millions par an pour sa publicité.
Elle n'a d'autre but que de vous rappeler, à ce moment de l'année où l'on en doute parfois, que la chance, sous quelque forme que ce soit, est au coin de la rue.
Et que c'est peut-être vous ou'elle attend au rendez-vous.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
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