La rentrée de Chaplin

À l'occasion de la sortie de l'autobiographie de Charlie Chaplin, FG dresse son portrait
Son premier film : « Pour gagner sa vie ».
Le dernier : « Un roi à New York ». Entre ces deux titres, symboliques, quarante-trois années de travail incessant, une gloire incomparable. Depuis sept ans, le silence. Et aujourd'hui, les enfants demandent : « Charlie Chaplin, qui est-ce ? » Il allait, pour un peu, devenir le père de Géraldine. Un monsieur anglais de soixante-quinze ans, retiré en Suisse, qui joue du piano.
Et puis voilà qu'il publie « Histoire de ma vie ». L'ouvrage sort cette semaine simultanément dans neuf pays.
Les éditeurs et les magazines se sont livré une guerre sauvage pour en obtenir les droits (voir « Par Express » page 72). Le « Sunday Times » de Londres, qui a arraché l'exclusivité mondiale, paye plus de 200 000 F l'autorisation de reproduire un huitième du texte. Lord Snowdon s'est dérangé en personne pour photographier Mr et Mrs Chaplin dans le parc de leur maison blanche. Les « Izvestia » de Moscou ont obtenu la faveur de mille mots : la dimension de Chaplin, c'est l'universel.
Au moment de la Conférence de Genève sur l'Indochine, l'ambassade de Chine a sollicité une projection privée des « Lumières de la Ville ». Sur le perron de la résidence, un homme attendait Chaplin pour l'accueillir lui-même : c'était Chou En-laï. Les accords de Genève étaient signés depuis cinq minutes.
Le spectateur Hitler. Son spectateur le plus attentif fut Hitler, « cette extraordinaire caricature de moi-même », dit-il à Francis Wyndham, reporter du « Sunday Times » (dans une interview dont « L'Express » a été autorisé exclusivement à reproduire les termes car tout ce qui touche à Chaplin est sacrément sacré.
« Hitler a vu « Le Dictateur » deux fois. C'est un Allemand qui me l'a raconté après la guerre, un espion communiste qui avait travaillé pour Gœbbels. Cet homme s'est arrangé pour obtenir une copie du film par le Portugal et l'a montrée à Gœbbels. Mais Gœbbels n'y a rien compris. Il a dit qu'il ne fallait pas déranger le Führer pour un film si ennuyeux.
« Mais Hitler a insisté pour le voir, et il a assisté à la projection seul. Dans mon portrait du « Dictateur », j'ai essayé de suggérer sa solitude, la terreur qu'il ressent, que ressent un homme dans une telle situation. Je pense que Hitler a dû en être frappé, car il a vu le film une seconde fois. Encore seul. »
Cependant, le plus clair de l'autobiographie de Charles Chaplin, c'est que rien, aucun hommage, ni celui des foules en délire, ni celui d'Einstein, de Roosevelt ou de Lord So and So, n'est jamais parvenu à rassurer l'enfant vagabond d'un ivrogne et d'une charmante diseuse, fille de savetier, qui sombra à trente-sept ans dans la folie.
En fait, dès dix-sept ans, Charles Chaplin gagnait convenablement sa vie dans une troupe anglaise de musichall, celle de M. Karno, avec laquelle il fit une tournée pour la première fois à Paris, en 1909, aux Folies-Bergère, puis aux Etats-Unis, l'année suivante.
L'âge d'or. Mais certaines enfances interdisent à ceux qui les ont vécues de se croire jamais en sécurité parmi les hommes. L'horreur de la sienne féconda si bien son œuvre qu'elle coupe à l'attendrissement. Il en parle d'ailleurs comme de son âge d'or.
A une jeune mère aimante et tendre, Lily Harvey, il doit le don de mime. Le regarder parler demeure un divertissement inépuisable. Il se déplace avec la vivacité d'un jeune danseur... Un nom surgit... Il est celui dont il veut évoquer le visage. Ainsi en était-il de sa mère.
A la terrible soirée où, sur les planches d'un théâtre à soldats, Lily Harvey se produisit pour la dernière fois et se fit huer parce que sa voix se brisait, il doit son premier succès. Il était dans les coulisses. Il avait huit ans. Il remplaça sa mère en scène et reprit la même chanson en imitant la voix malade qui se cassait. On rit beaucoup dans la salle. Tout cela finit à l'asile des pauvres de Lambeth, où les deux petits Chaplin, Charles et Sidney, furent séparés de leur mère, puis transférés à l'Ecole des orphelins et enfants abandonnés, lorsque la jeune mère dut être internée.
On n'invente pas ces choses-là. Mais les enfances douloureuses ne produisent pas toutes de grands bonshommes — si souvent elles y participent, selon Churchill.
Et le génie créateur, à quoi le doit-on ? Mystère opaque que Charles Chaplin ne contribue nullement à éclaircir. Il tourne autour de lui-même, il n'entre pas dedans et il est, à cet égard, d'un autre âge. Une succession d'anecdotes, cela fait un livre. Pas un homme.
Un cas unique. Le génie de Chaplin, c'était d'être muet, comme il le fut dans soixante-seize films sur quatre-vingts. Son livre le confirme. Dès qu'il parle — ou dès qu'il écrit — il n'a plus que du talent. Le sortilège se rompt. La communication s'affaiblit. C'est sans doute un cas unique, qui a miraculeusement coïncidé avec une période unique de l'histoire du spectacle : le cinéma sans parole.
Mais « tout ce que l'on écrit parle de soi, singulièrement quand on parle des autres ». Et les autres foisonnent autour de lui.
Il y a le gentleman qui vient le saluer dans les coulisses des Folies-Bergère et qui lui dit, en 1909 :
« Vous êtes d'instinct un musicien et un danseur. »
Chaplin demande son nom. On lui répond : Claude Debussy. Il ne connaît pas. Il y a Albert Einstein, qui essuie ses larmes après la première projection des « Lumières de la Ville » et qui joue pour lui, au violon, un quartette de Mozart. Il y a Churchill, familier, et Pola Negri, envahissante. Il y a Gandhi et la Pavlova, Toscanini et G.B. Shaw, H.G. Wells et Caruso, Keynes et la Duse, Krouchtchev et Oppenheimer, Sartre et Picasso muets, entendant mal l'anglais, avec lesquels le dialogue autour d'une table fut impossible.
Tout ce que le demi-siècle a compté de célébrités, les unes devenues historiques, les autres ignorées des jeunes gens d'aujourd'hui, fait un petit tour, lâche un bon mot et puis s'en va, hommage rendu.
Nous n'avions pas besoin de si brillantes cautions pour admirer Chaplin, si lui, semble-t-il, en a encore besoin.
L'argent. En même temps, en quelques lignes, il exécute ensemble toutes les étoiles qui ont filé dans son ciel. Les comédiens, cela va de soi. Les autres ? Assommants, les peintres ; paralysants, les savants ; avares d'eux-mêmes, les écrivains... Chaplin paraît découvrir qu'entre un grand homme et un petit, la différence est dans la chose faite, non dans l'intention ou dans la conversation.
Lui, qu'a-t-il fait ? D'abord, des économies. L'argent tient, en toute simplicité, une telle place dans ses propos qu'on ne peut guère en ignorer le poids.
En 1910, à New York, il déposait déjà cinquante dollars par semaine à la Banque de Manhattan alors qu'il en gagnait soixante-quinze en tournées. Avec un camarade de la troupe, trapéziste, il se persuada que l'avenir et la fortune se trouvaient dans l'élevage des porcs. Ils possédaient ensemble deux mille dollars à investir et se mirent à inspecter les fermes. La lecture d'un ouvrage technique sur la castration des porcs mit fin à ce projet.
Ce petit homme prodigieusement agile est gaucher et le mentionne à peine, pour noter seulement qu'il ne pourra pas non plus devenir un virtuose du violon.
Une voyante lui prédit une carrière extraordinaire qu'elle ne parvient pas à définir, trois mariages dont deux ratés et le troisième heureux dont il aura trois enfants, une fortune considérable et la mort par broncho-pneumonie à quatre-vingt-deux ans.
La voyante voyait juste, mais ne savait pas compter. Puisque les trois épouses furent quatre et que les trois enfants sont deux plus huit, le chiffre fatidique de quatre-vingt-deux deviendra peut-être quatre-vingt-douze.
Un télégramme. Un jour, à Philadelphie, désespéré d'être un artiste de second ordre dans des musichalls de dixième ordre, il mène grand train pendant une journée et découvre, dans un bon hôtel, que le luxe est très plaisant, très rassurant et un peu mélancolique. Et puis le destin lui fait, à vingt-cinq ans, le Signe. C'est un télégramme. Destinataire : le directeur de la tournée.
Origine : les propriétaires de la Keystone Comedy Film Company.
Objet : un nommé Chaffin ou quelque chose comme ça, que M. Mack Sennett a vu, à New York, dans un rôle d'ivrogne et qu'il souhaite engager.
Et c'est Los Angeles. Hollywood n'existe pas encore. Le studio de la Keystone, c'est une ancienne ferme. Les films se font en trois jours. Il en tournera trente-cinq au cours de l'année 1914.
Mack Sennett l'envoie se maquiller. N'importe comment. Quelque chose de comique. Il se précipite au vestiaire, saisit un pantalon trop large, un veston trop étroit, un melon trop petit, d'immenses chaussures, une canne. Et parce que Mack Sennett a paru déçu de le découvrir plus jeune qu'il ne croyait, il se colle une moustache.
Du pétrole. Chariot était né et, selon Chaplin, c'est l'habit qui fit le moine, la peau qui fit le personnage. Tout ce qu'il portait en lui pouvait soudain s'exprimer. Après cinq ou six films, il voulut mettre en scène lui-même. Mack Sennett s'effraya. Chaplin déposa quinze cents dollars de garantie en banque, pour le cas où le film ne serait pas accepté par les distributeurs. Et voilà.
La seconde étape, ce fut « Chariot portier » (The Janitor). Il voulait, comme à l'accoutumée, divertir. En le voyant dans la scène où il est congédié et où il supplie, par geste, le directeur de le garder, une spectatrice, Dorothy Davenport, vieille comédienne, se mit à pleurer. Ainsi « la faim, le froid et la honte » pouvaient provoquer en même temps les larmes et le rire. Il découvrait pour son compte l'ambivalence de tout ce qui est complètement humain.
Ce jeune génie avait aussi celui de l'argent, et un frère, Sidney, pour s'en occuper. Il sut discuter ses contrats, quitter Mack Sennett, signer en 1916 avec la société Mutual un engagement de 670 000 dollars par an (douze films en deux ans, dont « L'Emigrant »), puis, en 1918, avec la First National pour 1 200 000 dollars, en échange de huit comédies de vingt-cinq minutes. La première fut « Une Vie de chien », la sixième « Le Kid », la dernière « Le Pèlerin », en 1923.
Il note qu'il commit alors l'erreur de ne pas investir tout ce qu'il gagnait dans l'achat de terrains autour de Los Angeles : on y découvrit par la suite du pétrole.
La fragile Mary. La troisième étape vint après la rationalisation de ce qu'il sentait d'instinct : la nécessité de la rigueur logique dans l'enchaînement des événements, faute de quoi le gag tombe à plat, si drôle qu'il soit. Comme tous les créateurs, il ne commença à trouver son métier difficile que lorsqu'il l'eut appris, au lieu de le sécréter spontanément. Il ne sut plus rouler alors que sur l'angoisse et l'enthousiasme, ces deux rails parallèles de la création. Il cherchait avec inquiétude, en 1918, une idée de film. La guerre, qui l'ennuyait, la lui fournit, avec le spectacle déprimant de New York, soudain cocardier et militariste : ce fut « Charlot soldat ».
La quatrième étape fut d'ordre financier. Le premier trust cinématographique allait se fonder, liant les exploitants et contraignant les comédiens à passer par ses fourches caudines. Celle que l'on appelait alors « la petite fiancée du monde », la blonde et fragile Mary Pickford, dont l'ingénuité dissimulait un sens très vif des affaires, son mari, Douglas Fairbanks, et Charlie Chaplin, fondèrent la « United Artists » : ils devenaient leurs propres maîtres (la société a été vendue dernièrement. Mary Pickford est multimillionnaire en dollars).
Désormais, Chaplin ne tournerait plus, et pour son propre compte, que de longs métrages : neuf en trente-quatre ans, méticuleusement élaborés : « L'Opinion publique », « La Ruée vers l'or », « Le Cirque », « Les Lumières de la ville », « Les Temps modernes », « Le Dictateur », « Monsieur Verdoux », « Limelight », « Un roi à New York ».
Le génie. Dans la critique que « Les Cahiers du Cinéma », organe des passionnés de l'écran, ont consacrée à ce dernier film, on peut lire, sous forme d'éloge : « Nulle part Chaplin n'a manifesté plus de précision qu'ici, mais peut-être demande-t-il au spectateur un effort cérébral trop excessif ? Il est de fait que ce n'est pas dès la première vision que l'on découvre les intentions de Chaplin. »
Mais le génie — il n'y a pas d'autre mot — de Chaplin ne fut il pas précisément, jusqu'au « Dictateur » inclus, de n'exiger aucun interprète, aucun savant décryptage, aucune exégèse ? On le voyait, on riait, on pleurait, on comprenait simplement, et il touchait à l'essentiel de la condition humaine. Personne ne l'a précédé. Personne ne lui a succédé.
Il faut aussi parler de ses femmes. Le faut-il ? Il a été un mari malheureux, un amant malheureux et un chroniqueur, sur ce point, laconique. Il a été Charlot amoureux, à la fois méfiant et dupe, aussi longtemps qu'il fut Charlot. Du jour où il est devenu Mr Charles Chaplin, il y a eu une Mrs. Charles Chaplin (Oona O'Neill, fille du dramaturge Eugène O'Neill) et ils ont fait ensemble, en vingt ans, une honorable quantité d'enfants de chair et d'os, au lieu de ces enfants de pellicule sur lesquels on fonde plus aisément la gloire que le mariage. La gloire ne se partage avec personne. Nul ne peut dire ce qui serait advenu s'il avait réalisé avec sa femme le film pour lequel il l'avait engagée, « Shadow and Substance », et qui ne fut jamais tourné. Si elle était devenue rivale ou égale...
Le scandale Joan. Elle avait dix-huit ans et elle était — elle est encore — d'une lumineuse beauté. Il en avait cinquante-cinq et il allait vivre l'épisode le plus pénible de son existence. Un épisode qui dépasse le cadre de l'aventure personnelle et qui résume, à la Charlot, quelques années de l'histoire du monde.
Tout commença par la plainte en justice d'une jeune personne, Joan Barry, qui voulait lui faire endosser la paternité d'un enfant. Les tests sanguins prouvèrent qu'il n'en était rien. Mais dans le climat qui régnait alors aux Etats-Unis, le scandale était un bon prétexte pour liquider « Chaplin le communiste ». Drôle de communiste ! Enfin. Est communiste, on le sait, c'est-à-dire suppôt du diable, tout ce qui est rebelle à un certain ordre établi.
Rebelle, Chaplin l'était. Aux temps modernes plus encore qu'à l'ordre américain, mais l'Amérique industrielle se confondait alors avec eux. Drôle de communiste, pessimiste et sceptique, totalement coupé du monde et ne percevant du progrès que la face noire.
Mais il était anglais et n'avait jamais demandé la nationalité américaine. Mais il trouvait la guerre une absurdité entre autres et aurait pu faire sienne la plaisanterie italienne selon laquelle celui qui meurt pour la patrie l'a bien mérité. Mais, mêlant le vrai — ce qu'il y a d'odieux dans le monde moderne — et le faux — ce à quoi il n'avait plus la souplesse de s'adapter — il irritait. Et l'Amérique vivait à l'heure de la chasse aux sorcières, conduite par le sénateur McCarthy. L'ingrat. Malgré le résultat des tests, le procès eut lieu. Sordide. Chaplin fut acquitté. Puis ce fut « Monsieur Verdoux », inspiré de l'affaire Landru, qui lui fut imputé à mal. « Accusation contre la société et l'Etat », selon les censeurs. Enfin, il fut convoqué devant la Commission des Activités anti-américaines. Les membres de la Légion Catholique défilèrent dans le New Jersey en portant des pancartes exigeant « l'expulsion de l'étranger », de « l'ingrat », du « sympathisant communiste ».
Il décida alors de quitter les Etats-Unis, s'embarqua avec sa femme sur le « Queen Elizabeth », s'enferma dans une cabine jusqu'à l'appareillage pour rester hors d'atteinte d'huissiers lui portant des convocations et débarqua dans son pays natal, l'Angleterre, où il apprit que l'accès des Etats-Unis lui était désormais interdit, bien, qu'il eût obtenu un permis de retour, aussi longtemps qu'il n'aurait pas répondu à des « accusations d'ordre politique et moral ».
Toute sa fortune se trouvait aux Etats-Unis. Il se garda de piper jusqu'à ce que sa femme, en un aller et retour, eût récupéré ses biens. Enfin, les Chaplin s'installèrent au bord du lac Léman avec les quatre enfants déjà nés. Oona Chaplin a solennellement abdiqué, depuis, la nationalité américaine.
« Chariot persécuté » ne sera jamais tourné, hélas ! C'est arrivé trop tard. Il ne veut plus « se remettre toute cette pommade sur la figure ».
« Je n'ai, dit-il encore, qu'à ressortir un de mes vieux films et à tendre la main pour recevoir de l'argent. »
Alors, poùrquoi ce livre, à soixante-quinze ans ? Un fragile support de gélatine a fixé, au-delà de l'instant, l'œuvre du seul homme qui sut trouver, par la grâce du cinéma, le langage universel, le langage qu'ont entendu simultanément les intellectuels et les enfants, les Noirs et les Blancs, les puissants et les humbles. Mais il lui fallait encore crier : « J'étais le plus grand » pour que l'écho réponde « ...le plus grand » et le berce jusqu'au dernier sommeil.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express