La politique à la télévision

Interrogation sur le pouvoir de la télévision. Son influence sur le comportement politique du peuple.
LA POLITIQUE A LA TELEVISION

FRANÇOISE GIROUD

Un jour, nous saurons. Nous saurons ce que le téléspectateur perçoit, sur le petit écran, et ce qu'à son insu il rejette, ce qui le rend vulnérable à un homme, à un spectacle, à un argument, et ce qui le laisse inentamé.
Pour l'heure, chaque fois que les circonstances conduisent à s'interroger sur la véritable nature du pouvoir de la télévision dans le champ politique, on retrouve, intact, le sentiment de toucher l'inconnu. Inconnu vertigineux quand on pense à ce qui est quotidiennement mis en jeu par ceux qui en disposent tels des aveugles conduisant une locomotive. Et que nous le voulions ou non, nous sommes dans le train.
Une seule chose est sûre : la participation massive et simultanée des citoyens aux affaires dont ils sont ainsi informés, participation incommensurable à celle qui fut la leur avant que ces boîtes les clouent devant elle, non seulement par son ampleur mais par sa concentration dans le temps.
En une heure, un peuple entier peut être livré à ses émotions par la vue d'un jeune phoque, d'un vieux Cathare, d'un enfant biafrais, d'un Laotien privé de riz, de trois barricades en feu, d'un chef d'Etat mal inspiré, d'un opposant mal rasé.
Tout se passe comme si la dialectique du progrès apportait en même temps une merveille et son poison : la connaissance à la portée de tous et l'infection de l'esprit par le déchaînement de l'affectivité.
Rien de plus normal que nos émotions. Si un homme ensanglanté s'écroulait sous nos yeux en murmurant : « Je meurs... », nous n'aurions pas une réaction « raisonnable », mais un mouvement spontané et violent de pitié ou de peur. Si une scène analogue se passe devant cent personnes, le mouvement sera multiplié par cent. Si elle se produit devant une foule, le mouvement deviendra manifestation et contre-manifestation, parcourues de rumeurs folles. « C'est un flic qui a tiré... C'est un étranger qui cambriolait... C'est un passant qui a eu une crise cardiaque... C'est un piéton qu'un chauffard a renversé... »
Chacun projettera sur le spectacle ses petites obsessions personnelles : la police, les étrangers, la crise cardiaque, la circulation. Dès lors, tout peut arriver, y compris que les témoins restés de sang-froid demeurent impuissants.
Toutes choses égales, c'est ce qui advient chaque fois que nous assistons à un spectacle télévisé qui sollicite notre affectivité. Et comment pourrions-nous rester de glace quand nous voyons et entendons chaque jour ou presque, un Premier ministre ou un second ministre ou toute autre personne nous dire que le geste que nous allons accomplir en votant oui ou non est capital pour la France, le régime, notre région, notre avenir ?
Mais ce que nous ignorons totalement, c'est à quoi et comment nous réagissons. Trouve-t-on un tel sympathique et convaincant parce que, partageant ses idées, on ne demande qu'à le trouver tel ? Juge-t-on l'autre ennuyeux ou irritant parce que ses propos vont contre les opinions que l'on professe ? Entendons-nous ce que l'on nous dit ou ce que nous voulons entendre ? Faisons-nous plus facilement confiance à l'homme ardent qui veut vaincre ou à l'homme modéré qui n'affiche pas de passion ? A celui en qui nous reconnaissons, socialement, intellectuellement, l'un des nôtres, ou à celui qui est d'un autre monde ? Que signifie être « bon » ou « mauvais » à la télévision ? Et surtout, en quoi cela peut-il faire éclore une opinion sur le problème traité, ou la modifier ? Mystère. Mystère absolu.
Marshall McLuhan, seul à avoir intuitivement appréhendé le caractère totalement original de la communication télévisée, assure que si John Kennedy l'emporta, en 1960, sur Richard Nixon, au cours de leur duel à l'écran, c'est parce que le premier avait une présence plus effacée. Il entend par là que le spectateur pouvait plus aisément s'assimiler à un homme comparable, à ses yeux, à n'importe quel Américain de 45 ans bien nourri, et n'exsudant de surcroît aucune volonté farouche de triompher. Alors que Richard Nixon incarnait l'homme politique et laissait percer l'ambition.
John Kennedy aurait ainsi fourni au téléspectateur une plus grande possibilité de participation, au lieu de figer des sentiments agressifs auxquels il n'offrait pas, alors, de support.
La thèse de McLuhan va contre tout ce que les commentateurs ont déclaré après l'émission. Mais lui avait annoncé les résultats de la rencontre entre les deux hommes avant qu'elle ait lieu. Et c'est possiblement lui qui a raison. Mais il parle du public américain, de la télévision et du jeu politique américain, qui sont sans rapport avec ce qui se passe ici.
On sait que les représentants de l'opposition ou des oppositions au référendum n'encombrent pas les ondes. Que se passerait-il si c'était soudain le cas ? Il n'est nullement certain qu'ils entraîneraient des retournements d'opinion, car ils auraient à agir sur un public intoxiqué par la télévision quotidienne, un public qui, d'une certaine façon, serait dérangé par leur présence et leurs arguments, et y trouverait de quoi alimenter son hostilité.
Pour que le jeu soit égal, il ne faudrait pas qu'il se joue en quelques coups et sur un vote précis. C'est toute la conception des opposants sur l'ensemble des affaires publiques, sur la façon de les conduire globalement et point par point, qui devrait, tout au long de l'année, être aussi souvent et aussi largement exposée que celle du gouvernement. Non pas sous forme d'attaque. Mais bien comme une autre problématique. Alors, les campagnes électorales proprement dites auraient un sens et se dérouleraient à armes égales.
Cela ne signifie pas que les votes demandés par le gouvernement seraient automatiquement négatifs. Peut-être les résultats seraient-ils les mêmes ? Peut-être renforceraient-ils le gouvernement, qui le sait ? Mais le jeu serait honnête.
En l'absence de toute observation scientifique des effets de la télévision sur le comportement politique d'un peuple, et singulièrement du peuple français, le général de Gaulle a choisi de jouer autrement. On dira que cela lui a réussi. Tout dépend ce qu'on appelle réussir, là où il est.
Jamais la raison ne fut plus absente de la politique, au bénéfice de l'affectivité, que depuis le jour où elle se fait à la télévision. A l'heure de l'électronique, nous marchons à la potion magique d'Astérix. On conviendra que c'est troublant.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express