La nouvelle et le nouveau

Réflexion sur ce qui fait l'actualité, la hiérarchisation des informations. Donne sa vision de l'objectif du journaliste : « chercher à discerner, sous l'écume de l'histoire quotidienne, le véritable mouvement de la vie. »
« Nansac ? Olivier s'appelle Guichard de Nansac ? Je ne savais pas... », dit un membre du gouvernement en voyant la photo d'un défilé d'agriculteurs en colère brandissant des pancartes goguenardes à l'égard du « baron de Nansac ».
C'est sa petite fille qui, patiemment, lui apprit qu'un certain Jacquou le Croquant et un certain comte de Nansac devaient faire partie, désormais, de la culture d'un homme politique.
« D'ailleurs, dit-elle, je m'en suis bien aperçue que tu n'es pas tellement au courant... Zorro, tu connais ? »
Ainsi vont les enfants nourris au lait de la télévision. Elle est là, maintenant, l'école primaire, l'instruction obligatoire qui doit établir l'égalité entre citoyens et qui, d'une certaine manière, contribuera incontestablement à l'établir.
Pour le reste, ce que le petit écran apporte, ce qu'il emporte, ce qu'il construit, ce qu'il détruit, tout cela, en dépit de rapports et contre-rapports, continue d'appartenir au domaine des hypothèses.
La seule certitude que l'on possède, en ce qui concerne les adultes, c'est que dans leur grande majorité ils retirent de la télévision la plus grande part de leur information. Et qu'ils y trouvent, cela va de soi, l'essentiel de leurs divertissements.
Ceux que leur offre l'O.R.T.F. ne sont nullement déshonorants, et il arrive même qu'ils soient excellents.
L'information... c'est une autre histoire. Puisque le passé, nous assure-t-on, est révolu, n'en parlons plus. En prenant leurs fonctions, Pierre Desgraupes sur la 1re chaîne, et Jacqueline Baudrier sur la 2e, nous ont promis qu'ils. seraient non pas objectifs, terme sur lequel on peut indéfiniment discuter, mais honnêtes. De la part de deux professionnels de l'information, cela signifie que, désormais, tous les soirs, une relation exacte des principaux événements de la journée sera proposée avec la volonté de les rendre intelligibles pour le plus grand nombre, d'établir entre eux une juste hiérarchie, et, lorsqu'ils prêtent à controverse, de faire connaître les points de vue qui s'opposent.
Si la volonté y est, le reste suivra, et peu importe qu'il s'organise autour d'une table ovale ou d'un fer à cheval.
Quand il sera acquis que l'information télévisée n'est plus, selon le mot du Premier ministre, « dirigée », il restera à débattre sur ce que devrait être un bon journal télévisé.
Théoriquement, la réponse est simple. Il doit mettre sous les yeux du public une journée de la vie du monde en images, comme un bon quotidien la met en texte. Mais, outre qu'un lecteur peut choisir son journal, il peut choisir dans son journal ce qu'il veut lire. La télévision interdit évidemment cette discrimination personnelle. Or qu'est-ce qu'une journée de la vie du monde ? Apparemment, vingt-quatre heures de guerre, de violence, de révoltes, de conflits sur quoi viennent se greffer quelques menus événements un peu plus réjouissants.
IL en a toujours été ainsi. Il suffit de consulter la presse du siècle dernier pour voir qu'elle est tissée de sang, de cris et d'émeutes. L'ouvre-t-on au 25 novembre 1831 ? A la une de « La Glaneuse, journal des salons et des théâtres », on lit : « A l'heure où nous écrivons, on s'égorge dans les rues : le sang fume sur le pavé !!! Voilà l'effroyable résultat que nous avons prévu ! » etc. Dans le « Journal des salons et des théâtres », qui annonce d'autre part qu'il reste « encore à prendre quelques actions de 500 Francs pour une entreprise qui offre toute sécurité et d'immenses bénéfices ».
En 1834 ? A la une du « National », ces « Nouvelles de Lyon » : « Il y a eu des combats sanglants dans l'église Saint-Jean et sur plusieurs points importants... Le sang a coulé en abondance et les ravages matériels du canon ont été considérables... Heureusement, nous pouvons le dire, les ouvriers en soie dont on feignait de défendre la cause n'y ont pas pris une très grande part. Ce sont particulièrement des agitateurs politiques et un assez grand nombre
d'étrangers qui ont surtout figuré dans ces tristes journées. »
Suivent de « Nouveaux détails sur la boucherie de la rue Transnonain » à Paris. L'annonce de « rixes sanglantes » à Strasbourg. La saisie du « Progrès », journal d'Avignon. L'arrestation, à Berlin, d'un certain nombre d'étudiants « qui auraient tramé une conspiration pour attenter à la vie du roi de Prusse », etc.
1877 ? Au matin de cette journée particulièrement paisible, les lecteurs du « Bulletin des communes » auront appris que « le ministre de l'Intérieur a parlé des causes multiples anciennes et récentes de la crise commerciale et des dissentiments politiques qui empêchent d'y remédier. Il a constaté qu'en présence de la situation générale du commerce et de l'industrie en Europe, la France n'était pas dans une situation exceptionnelle, et que le gouvernement ferait tous ses efforts pour faire triompher, par la modération, l'autorité et le respect des lois ».
Quelques lignes les renseignent discrètement, d'autre part, sur le détail d'une expérience : le téléphone, ou télégraphe parlant, a fonctionné entre la France et l'Angleterre. Il a été employé entre Philadelphie et New York pour la transmission rapide du résultat des élections qui ont eu lieu le 7 novembre.
Le « télégraphe parlant » ayant connu, depuis, quelques développements, ce qui a changé, ce n'est pas le contenu d'une journée de la vie du monde. C'est la multiplication inouïe des nouvelles qui nous parviennent en vingt-quatre heures.
Or, ce qui fait événement, c'est toujours, ou presque, le malheur. Le drame. La catastrophe. Ce n'est pas la naissance du téléphone ou son équivalent. De sorte que la relation de l'actualité mondiale n'est plus qu'un noir chapelet qui donne à chacun le sentiment de vivre au sein de l'enfer, dans une insécurité qui serait propre à notre époque. Ce qui est, simplement, faux.
Que faire ? Il ne s'agit pas, pour ceux qui traitent l'information, de peindre notre temps en rose. Mais de chercher à discerner, sous l'écume de l'histoire quotidienne, le véritable mouvement de la vie.
Ceux qui disposent de cet instrument privilégié qu'est l'image ne seront pas moins honnêtes — peut-être même le seraient-ils encore davantage — s'ils parvenaient à le montrer dans sa diversité et dans sa perpétuelle création. A distinguer, en un mot, la nouvelle de ce qui est nouveau,

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express