La neige n'est pas sale

Réagit face à la polémique déclenchée par les propos du président du Comité International Olympique qui met trop en relief les relations entre sport et argent.
Il y a quelque chose de comique dans le fait que le président du Comité International Olympique, M. Avery Brundage, soit américain.
S'il s'agissait d'un gentilhomme français ou britannique, on voit bien les conclusions que, de part et d'autre, on eût tirées de l'obstination mise par ce vieux monsieur à fermer les yeux sur les réalités industrielles — ou à résister noblement au mercantilisme, qu'on appelle cela comme on voudra — en exigeant que la marque des skis utilisés à Grenoble soit pudiquement dissimulée.
Il s'est fait siffler, lors de la cérémonie inaugurale, mais savait-on bien ce qu'on sifflait ? En fait, un gêneur.
Personne n'ignore que, depuis belle lurette, il n'existe plus d'amateurs, au sens où l'entend le règlement olympique. Pierre de Coubertin, qui créa les « Jeux » modernes, souhaitait que l'on fît du sport au lieu de traîner au cercle ou dans les cafés, et que, grâce à cette pratique, les hommes apprennent à cultiver à la fois la maîtrise du corps, l'esprit d'équipe et le goût de la compétition pacifique. On sait ce qu'il est advenu du pacifisme depuis soixante-dix ans.
Mais pour le reste, il a réussi, le baron. La rançon est que les performances sont de plus en plus élevées et que, pour prétendre les atteindre ou les dépasser, il faut y consacrer non seulement son temps et sa jeunesse, mais toutes ses pensées. Un champion est aujourd'hui une mécanique de précision si sophistiquée, si poussée, que le dilettantisme le rejetterait impitoyablement parmi... les amateurs.
Sous une forme ou sous une autre, les universités, aux Etats-Unis, les entrepreneurs sportifs, en Europe, l'Etat, dans les pays socialistes, mettent à la disposition des meilleurs sujets la tranquillité d'esprit et les moyens matériels dont ils ont besoin. Ce n'est pas le fait de l'âge d'argent, dans lequel nous serions entrés, par opposition à quelque âge d'or. C'est le fait de l'âge du sport.
Mais une chose est de savoir que subventions, accords commerciaux et rétributions indirectes participent à la mise en condition des champions, une autre est de rendre cette vérité publique.
Paradoxalement, c'est à M. Avery Brundage qu'il revient de l'avoir définitivement dévoilée, et de persévérer.
Pourquoi, ce faisant, a-t-il si profondément agacé ? Parce qu'il est toujours désagréable de voir que le roi est nu, fût-ce sous un fuseau, et que l'on met, en France en particulier, autant d'entêtement à nier le rôle de la publicité dans la vie économique que M. Brundage en met à le refuser dans le système olympique.
Qui dit publicité dit commerce, qui dit commerce dit argent, qui dit argent dit corruption des valeurs morales : et voilà soudain que la neige est sale.
On aurait voulu pouvoir faire porter tout le poids de « l'infamie publicitaire » à de mystérieux marchands assoiffés de lucre. Et d'ailleurs on s'y efforce. Mais enfin, ce sont les skieurs, et non les marchands, qui ont refusé d'obtempérer aux injonctions de M. Brundage. Ils n'en sont pas vraiment déconsidérés, non. Chacun sait bien que ces garçons et ces filles doivent leur renommée — et les avantages qu'elle leur confère — à leur courage, leur travail, leur victoire quotidienne sur la peur et sur la douleur. Mais on eût bien évidemment préféré qu'aucun empêcheur de skier en rond ne vienne donner au serment olympique la désagréable résonance d'un faux serment, et que soit maintenue la fiction des purs héros, instruments innocents de ces rapaces que seraient les industriels.
Aussi la mélancolie s'est-elle emparée des commentateurs non spécialisés. L'un condamne « nos débordements financiers et publicitaires », et souhaite la suppression des Jeux Olympiques d'hiver. Un autre, écrivant que « les marchands, naturellement, ont pris l'affaire en main », s'interroge sur la possibilité de « concilier l'olympisme et les impératifs de la société de consommation », et répond tristement : « Ce n'est pas facile. » Sans doute. Mais avec quoi est-il donc conciliable ?
L'olympisme, ce fut, à l'origine, un effort pour revenir aux sources de la civilisation grecque. Or, au temps où l'on se disputait, en Grèce, la couronne de feuilles d'olivier qui coiffait le vainqueur, les Jeux Olympiques étaient offrande aux dieux, à Zeus, à Apollon, des biens tenus pour les plus précieux de l'Homme : la force et la beauté.
Les Grecs de l'Antiquité étaient-ils pour autant désintéressés ? Nullement. Seuls quelques originaux imaginaient qu'il pût y avoir des richesses spirituelles dans la pauvreté. C'est beaucoup plus tard que l'humanité a inventé cela, quand elle a découvert que les esclaves étaient des hommes, que ces hommes étaient pauvres, et qu'elle leur a consenti une place à la droite de Dieu faute de leur en donner une meilleure dans l'organisation économique du temps.
Ce qu'il y aurait eu d'incompatible, dans la moralité de la Grèce antique, avec la société dite de consommation, c'est qu'elle exige beaucoup trop d'heures de travail pour procurer en échange l'aisance nécessaire au bien-vivre dont le Grec faisait son but.
Le sens de la vie, alors, était dans le loisir et non dans le labeur ; les valeurs, dans les réalités physiques, non dans la consommation de biens jointe à leur malédiction, telle que nous la pratiquons aujourd'hui. Le corps, l'âme et l'esprit s'entendaient pour que l'on passe, le plus agréablement possible, un bref moment sur la terre avant que de passer dessous.
Nous avons changé tout cela pour devenir d'éternels pécheurs dans le plaisir, avant de devenir d'éternels pauvres de nos besoins. On appelle cela le progrès ; et c'en est un, puisqu'il a lentement donné à tout homme le droit de désirer jouir, lui aussi, de ce que l'autre possède. C'est cela, la société de consommation. C'est le moment où l'immense catégorie des non-privilégiés bascule du côté où l'on peut convoiter, au lieu de végéter du côté où l'on se résigne.
Chacun est libre de le regretter. Non de vivre au sein d'une société industrielle avec un bandeau sur les yeux.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express