La loterie baroque

Décrypte le processus d'attribution des cinq grands prix littéraires français. Démystification. Met en lumière le jeu subtile qui s'établit entre l'éditeur et les membres du jury. « un hasard organisé ».
Le plus surpris de tous, ce fut André Pieyre de Mandiargues quand une judicieuse tactique fit de lui le 65e lauréat des Goncourt.
La tactique est connue. On l'enseigne depuis longtemps à l'Ecole de Guerre des éditeurs. Elle consiste, lorsque deux fractions d'un jury s'obstinent sur leurs positions, à faire jeter sur le tapis, à l'heure où la lassitude gagne, le nom d'un candidat surprenant. Alors, parce qu'il faut bien en finir, ceux qui sont de sa paroisse se regroupent pour le soutenir. C'est ainsi que furent couronnés, dans le passé, quelques-uns des lauréats les plus incongrus des prix littéraires. Or, cette année, il y avait un écrivain, un vrai, dans le lot des paroissiens où il fallait puiser pour que, après six tours de scrutin, une majorité se dégageât.
Mandiargues n'est pas un débutant. Au royaume des lettres, c'est un prince déjà, mais, pour sa chance, vierge de lauriers. Beaucoup moins connu, d'ailleurs, que ne l'étaient Roger Vailland ou Simone de Beauvoir lorsque le Goncourt fit leur fortune.
Si le jury du prix Renaudot avait, de son côté, distingué Claude Simon, qui a publié cette année « Histoire », la semaine aurait été faste. Non que son lauréat soit indigne. Les vertus de son troisième roman existent sûrement, puisqu'elles l'ont lesté du Renaudot. En face de Claude Simon, qui domine souverainement sa génération, il ne fait cependant pas le poids. Mais les choses ne sont pas si simples.
Comment elles se passent ? Le maître de la manœuvre, c'est l'éditeur. Il tient, à l'automne, son jeu de romans en main. Peu lui importe d'abattre trèfle, pique, carreau ou cœur, à condition de gagner. L'important, c'est d'avoir l'atout maître dans l'une des cinq parties (Goncourt, Renaudot, Femina, Interallié, Médicis). S'il pouvait choisir, il choisirait le livre le plus gros, donc le plus cher, donc le plus rémunérateur. Mais ce n'est pas lui qui annonce la couleur, ou avec une infinie prudence. Un bruit léger, rasant le sol. Il attend qu'autour de chaque table, les premières annonces tombent. La presse ? Dangereuse quand elle donne inconsidérément de la voix. Les jurés veulent choisir, non ratifier. Les plus actifs laissent tomber un nom, puis un second, puis un troisième.
C'est alors que l'éditeur doit exploiter une situation créée de longue date et qui consiste à tisser ces liens d'amitié, ces relations professionnelles, ces souvenirs communs, ces projets d'avenir, ce réseau humain d'affinités qui recouvre le milieu littéraire.
Quand un roman s'impose, les réseaux sont vains. Quand chaque jury doit choisir entre des valeurs sensiblement égales et qu'il faut bien, le jour du vote, arriver à réunir une majorité absolue, ils opèrent. Quoi de plus naturel ? Pour apporter à des rivaux ou à des ennemis la notoriété et le pactole, alors qu'on peut les offrir à des amis, il faut être bizarre. Mais c'est encore un peu plus compliqué.
On a, neuf fois sur dix, une conscience, une réputation, une physionomie dans son milieu. On a son honneur. Par exemple : ne pas se déclarer pour ceux auxquels on est notoirement attaché. Aussi voit-on combien doit être subtile la démarche de l'éditeur auprès de cinq jurys différents, dont le plus irréductible et imprévisible est le Femina, parce qu'il est féminin. Si les jurés étaient, partout, élus pour dix ans, renouvelables par tiers tous les trois ans, le temps de reconnaître son clavier, ce serait à y renoncer. Mais ils sont jurés à vie, et il s'en passe des choses, dans une vie. Y compris que l'envie vous passe de lire des romans.
Quand un livre bouscule toutes les parties, c'est qu'il est, par quelque endroit, sensiblement supérieur à la production romanesque de l'année, quoi que vale la cuvée. (Et celle de 1967 est mieux que convenable.) Supérieur ? C'est le cas de « Histoire ». Alors, qu'est-il arrivé?
Au niveau des éditeurs, c'est celui de Claude Simon qui ne fait pas le poids, du moins dans la balance des prix. Systématiquement maladroit, il est l'homme le moins propre à persuader, à faire valoir, à jouer en finesse.
Mais aussi, la fonction des jurys est ambiguë, bien que chacun se soit constitué, à l'origine, pour corriger le choix de l'autre. En déclenchant l'intérêt d'une très large audience, qui peut centupler soudain celle de l'auteur désigné, on se sent plus ou moins contraint de ne pas la décevoir. Les larges audiences n'ont pas forcément tort. Mais pour les contenter avec des œuvres nouvelles d'auteurs inconnus, il faut que ceux-ci s'arrachent le cœur dans l'un de ces témoignages à peine romancés qui n'annoncent pas forcément un écrivain, mais qui peuvent avoir une charge d'émotion, de vécu, percutante. Schwarz-Bart et, cette saison, Claire Etcherelli. Ou il faut proposer au public un miroir, un écho de sa propre voix.
Or la littérature, à chaque époque, n'a jamais été ce qui dilate, ce qui rassure, ce qui berce, mais ce qui inquiète radicalement. « Stendhal serait acceptable, assurait son contemporain Sainte-Beuve, s'il y avait chez lui un peu moins d'inquiétude dans la manière de raconter. »
Et Stendhal : « Nous avons des habitudes. Choquez ces habitudes, et nous ne serons sensibles, pendant longtemps, qu'à la contrariété qu'on nous donne. » Il choqua si bien qu'il ne dépassa jamais de son vivant un tirage de deux mille exemplaires.
La manière de Simon, toujours à la recherche non du temps perdu, mais du comment était-ce, ne coïncide pas, pas encore, avec l'idée que le public des prix, largement composé de femmes rêveuses, se fait d'un « bon roman ».
Alors, quoi faire pour un jury ? Perdre son monde et, du même coup, les chatteries que lui vaut son rôle de propulseur de romans sur l'orbite du succès ? Devenir en même temps une toute faible fusée ? Peu importe que les Renaudot aient ignoré l'existence de Claude Simon, sinon pour leur propre gloire future. Les écrivains ne sont pas des hommes de spectacle. Ils peuvent encore précéder la sensibilité collective de leur époque en attendant d'être rejoints quand ils doivent l'être.
Aussi cet article n'at-il pas pour objet de faire lire « Histoire » à ceux qui n'y seraient pas prêts — comment déceler les autres ? — ou de détourner d'un Renaudot qui n'est pas nul. Mais de montrer pourquoi, dans cette loterie baroque et unique au monde, la foire parisienne aux prix, il y a, en fait, une logique interne. Le public la crée, les jurys l'appliquent, les auteurs la subissent. Et il n'y a pas plus de lots de consolation que de critères scientifiques. Il n'y a qu'un hasard organisé.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express