La loi du silence

Sur la censure littéraire exercée par le gouvernement (publication d'une liste des livres interdits à l'affiche) par le ministre de l'Intérieur.
Avez-vous lu « Un amour de Swann » ? Amour, amour... Je vois d'ici le crayon de M. le Procureur de la République souligner, dans son exemplaire de « L'Express », ce titre suspect. On peut être proustien ; on n'en est pas moins fonctionnaire. « Un amour de Swann » figure possiblement sur la liste des livres interdits à l'affichage par décret du ministre de l'Intérieur. S'il s'y trouve, M. le Procureur de la République sera tenu de me faire à nouveau convoquer quai des Orfèvres, à la Brigade Mondaine, pour interrogatoire : dans quel but avez-vous cité ce titre ? qui vous a commandé cet article ? qui est responsable de sa mise en page, du bon à tirer, de la fabrication du journal où il a été publié ? quelles explications avez-vous à donner ?...
Des explications, j'aurais eu plutôt à en demander, ce lundi de mars où, répondant aux injonctions de M. le Procureur de la République, je me trouvais en posture d'accusée, dans les locaux de la police. Sur le bureau de l'inspecteur chargé de m'entendre, un dossier constitué par deux numéros de « L'Express » cochés au crayon. Le premier contenait un article relatif à la censure qui n'ose pas dire son nom, et reproduisait la liste de quelques ouvrages interdits. Dans le second, une note brève indiquait que Max-Pol Fouchet avait dû renoncer à parler, à la télévision, d'un livre dont nous citions le titre. Coupable ? En quoi cela concerne-t-il M. le Procureur de la République ? Je l'ignore. L'ennui est qu'apparemment, il l'ignore aussi. Le « Journal officiel », qui ne passe pas pour un organe subversif, publie régulièrement la liste des livres interdits à l'affichage. « L'Express » reproduit une partie de cette liste. Et je suis coupable ? Sans doute, puisque M. le Procureur de la République s'en émeut. Mais coupable de quoi ?... Au terme de cet interrogatoire, courtois au demeurant, je ne suis pas mieux éclairée. Une inculpation suivra-t-elle ? Fondée sur quel motif ?
Mais là n'est pas le plus important et il ne s'agit pas de faire des martyrs là où il n'y en a pas. L'important est que, après avoir conduit les éditeurs à l'autocensure, on est en train d'y mener les journalistes et que, si l'on ne sait pas toujours comment ces choses-là commencent, on sait bien comment, toujours, elles finissent. On craint de dire ceci, on hésite à imprimer cela, on pèse les ennuis que l'on en retirera, et la victime, ce n'est ni l'éditeur ni le journaliste, c'est vous. Pourquoi vous informerai-t-on désormais, dans ce journal ou dans tout autre, que tel ou tel livre existe, qu'il a jamais existé, ou qu'il vient d'être interdit à l'affichage, si une simple citation risque de conduire en justice ?
Au Louvre. Attention ! Voyez bien comment se présente le problème. Ces livres dont nous n'oserions plus faire mention, vous pouvez les demander à votre libraire. Ce ne sont pas des ouvrages scandaleux. Ils ne tombent sous le coup d'aucun délit. Ils ne constituent pas un outrage aux mœurs. Ils relèvent parfois de la meilleure littérature. Ils contiennent parfois des illustrations que le Louvre s'enorgueillit d'exposer, tel le Marquet, de la collection Besson, dont la reproduction dans un livre provoquerait infailliblement les foudres du ministre de l'Intérieur.
La mise en vente et l'édition de ces livres maudits sont théoriquement libres ; tout acheteur de plus de dix-huit ans peut se les procurer, et personne ne songerait sérieusement à s'insurger parce qu'ils ne sont pas accessibles aux mineurs.
Mais comment saurez-vous que ces livres ont été écrits ? Comment apprendrez-vous qu'ils sont en vente si les journaux ne peuvent plus imprimer leurs titres ? Eh bien ! c'est tout simple. Vous ne le saurez pas. D'ailleurs, qu'avez-vous besoin de le savoir ? Que vous lisiez, voilà qui est déjà superflu.
U, N et R. Qu'avez-vous besoin de livres ? La télévision, cela ne vous suffit pas ? On l'a bien vu, ces dernières semaines, qu'il était dangereux de laisser un peuple connaître fût-ce les lettres de l'alphabet. Imaginez que les Français n'en aient su que trois, U, N et R, par exemple. Les choses n'en auraient-elles pas été simplifiées pour tout le monde ?
En ce qui concerne les livres, la situation se simplifie de jour en jour et peut maintenant se résumer ainsi : tout ouvrage de nature à indisposer Mme de Gaulle est soumis par le ministre de l'Intérieur à la loi du silence qu'observe, tout le premier, le ministre dit de la Culture.
Et toutes les lessives d'Arabie ne blanchiront pas M. Malraux de ce petit crime-là.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express