La loi d'Israël

Livre de Jacques Deroguy sur les événements qui ont entouré la création d'Israël.
LA LOI D'ISRAËL

FRANÇOISE GIROUD

On les appelait des personnes déplacées. C'est ainsi que l'on désigne ceux pour qui il n'y a pas de place sur la Terre, pas une place où dire : « Ici, c'est chez moi, ô mon pays... »
Ils étaient juifs, ils avaient été déportés de tous les territoires occupés, ils avaient survécu, quelques-uns parmi des millions, et maintenant, la guerre finie, ils étaient encore là, en Allemagne, dans des camps. Des camps de réfugiés, cette fois, mais des camps. Une maison, ils n'avaient plus de maison. Une famille, ils n'avaient plus de famille. Une patrie... Trente-huit Polonais avaient voulu rentrer « chez eux », à Kielce. La populace les avait lapidés, mutilés. En 1946. Alors, ces citoyens de nulle part s'accrochaient à un seul espoir : rejoindre en Terre promise le Foyer national de Palestine, le seul lieu où personne ne dirait jamais en parlant d'eux : « Est-ce qu'il n'est pas juif, celui-là ? » avant d'en faire un délit.
Mais la Palestine est encore sous mandat britannique. Soucieuse de ses intérêts arabes, la Grande-Bretagne impériale interdit l'immigration juive. Quand un rafiot chargé de réfugiés arrive en vue d'un port, il est arraisonné.
Les dirigeants sionistes ont demandé la levée du blocus en faveur de cent mille rescapés des camps de concentration. En vain. Alors, ils prennent leur décision : les bateaux affrétés par l'organisation de l'immigration illégale forceront le blocus. Reste à trouver des bateaux vigoureux et des équipages de choc.
C'est l'histoire de l'un de ces bateaux, de son équipage et de ses passagers, l'histoire secrète et inconnue de l'« Exodus », que Jacques Derogy a reconstituée et qu'il déroule, fil à fil, personnage par personnage.
Journaliste, Derogy est connu pour la richesse et la précision de ses informations. Il moissonne, et puis il donne la parole aux faits et aux documents, dont il connaît l'éloquence. Il est, ici, fidèle à sa technique. Si, dans un bref prologue, il laisse percer le bout de son cœur et la pointe d'une plume qui peut être vibrante, il se garde ensuite de tout effet.
Son récit commence le jour de novembre 1946 où fut acheté, aux Etats-Unis, un bateau destiné à la casse et conçu pour 700 passagers. Il s'achève sur un radiogramme en date du 7 septembre 1948 : « Avons sorti d'Allemagne les derniers immigrants de l'« Exodus » à l'exception de quelques malades. Avons tenu notre promesse. » Au long de ces deux années s'est déroulée l'odyssée. Odyssée historique par le rôle qu'elle a joué sur l'échiquier international.
Le bâtiment, arrivant de Baltimore, est venu s'ancrer dans un port français, Sète. C'est là que des camions hétéroclites conduiront, pour l'embarquement vers Haïfa, 4 500 Juifs de tous pays, n'ayant pas une langue commune, convoyés pour la plupart depuis les camps d'Allemagne.
Il faut leur faire passer la frontière franco-allemande avec un sauf-conduit pour deux, les munir de papiers, les héberger jusqu'à l'embarquement, obtenir d'un consul obligeant des visas d'entrée en Colombie pour que le bateau ait une destination théorique. Les agents de l'Intelligence Service sont aux aguets. Il faut faire monter 4 500 personnes à bord quasi clandestinement, appareiller sans autorisation, c'est-à-dire sans pilote pour franchir la passe...
Ceux que l'on appellera plus tard des Israéliens savent travailler. Aujourd'hui, on ne l'ignore plus. On sait moins combien de Français se sont dépensés pour les aider, sans raison particulière, parce qu'ils pensaient, simplement, qu'ils devaient le faire.
Le bateau, enfin, vogue.
Mais c'est à peine le début. La suite c'est, après quelques jours en mer, l'arraisonnement précipité par la flotte anglaise, qui déjoue le plan des organisateurs sionistes, l'abordage, les morts, les blessés, le débarquement par la force et l'embarquement par la force dans trois bateaux prisons hérissés de barbelés.
Où va-t-on les mener, ceux qui ont cru toucher la Terre promise ? La Colombie désavoue son consul : elle n'a jamais donné de visa. La Grande-Bretagne veut administrer une leçon à ceux qui tolèrent l'immigration illégale : elle renverra désormais les immigrés capturés à leur point de
départ. Soit : la France. La France, fidèle à elle-même, se déclare prête à accueillir les réfugiés de l'« Exodus » s'ils le désirent, mais elle se refuse, malgré la pression britannique, à les contraindre au débarquement.
Quand les trois bateaux prisons britanniques arrivent dans les eaux françaises, en rade de Port-de-Bouc, les réfugiés y sont entassés, à fond de cale, depuis dix jours. Les femmes enceintes sont nombreuses. Il y a des malades. Les conditions d'hygiène sont atroces. Ils sont assiégés, harangués. Ils disent : « France, merci, mais nous voulons la Palestine. » Ils céderont, pensent les Anglais. Les jours s'écoulent, ils ne cèdent pas. Parqués, encagés, soutenus par ceux de l'organisation sioniste, ils s'obstinent. En tout, 138 passagers sur 4 500 seront, au bout de vingt jours, descendus à terre.
Alors, la Grande-Bretagne avise : les trois bateaux prisons vont aller décharger leur cargaison humaine là où elle aurait dû, en somme, rester. En Allemagne !
C'est sous les yeux d'ouvriers allemands, en 1947, à Hambourg, au son d'une chanson à la mode intitulée : « I keep my eyes on you », que les soldats britanniques d'occupation, honteux mais disciplinés, extirpent des bateaux cages, à la lance d'arrosage, les Juifs de l'« Exodus », qui se battent et se débattent. Parmi eux, des enfants hurlent : « Je ne veux pas de l'Allemagne. »
Un an plus tard, l'organisation de l'immigration illégale aura réussi à les faire passer en Palestine. D'ailleurs, c'en est fini de l'illégalité. L'Etat d'Israël est né. Soutenu par l'U.R.S.S. contre l'impérialisme.
Sionistes résolus et efficaces, ou immigrants brisés, hagards, anonymes, demandant une place pour poser leur tête, et que cette place soit la même pour leur fils, et pour le fils de leur fils, et qu'il en soit ainsi pour l'éternité, c'est l'histoire vraie des uns et des autres que raconte sobrement « La Loi du retour ». Loi fondamentale votée le 5 juillet 1948 par le Parlement israélien : « Tout Juif, où qu'il se trouve dans le monde, a le droit d'immigrer dans la patrie historique du peuple d'Israël. »
Tout Juif a le droit. Même lorsqu'on lui enlève ailleurs, comme aujourd'hui en Pologne, tous ses droits.
Ceux qui n'ont jamais perdu leurs « droits » comprendront mieux, après avoir lu le récit de Jacques Derogy, à quelles sources Israël, devenu nation guerrière, casqué d'acier, puise sa raideur et sa force.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express