La liste blanche

Dénonce l'inaction et la lâcheté de nombreux serviteurs de l'Etat face à l'OAS, et rend hommage à ceux qui luttent contre cette « gangrène » au péril de leur vie.
Une ville, disons... dans l'Ouest de la France. L'inspecteur de police chargé d'enquêter sur les agissements de M. X..., chef de bande O.A.S. incarcéré, a réuni les éléments d'un dossier solide.

Dialogue avec le juge d'instruction :
Le Juge. — L'affaire X ? Oui, bien sûr... Mais il y a tellement de travail en ce moment...
L'Inspecteur. - Elle est importante !
Le Juge. — Vous croyez ?
L'Inspecteur. — J'en suis sûr. Vous avez vu le dossier, monsieur le Juge ?
Le Juge. — Le dossier, le dossier ! Vous en avez de bonnes ! Dans un mois, ce sont peut-être ces gens-là qui nous donneront des ordres !
L'Inspecteur. — Oui.
Le Juge. — Vous voyez bien !
L'Inspecteur. — Oui, s'il y a beaucoup de gens comme vous.
Le Juge. — Ah ! je vous en prie, je n'accepterai pas que...
L'Inspecteur. — Je n'accepterai pas non plus.

Changement de décor. Dialogue entre l'inspecteur et le procureur de la République :
Le Procureur. — Le dossier ? Quel dossier ? Ah oui ! L'affaire X... Fâcheux, très fâcheux, vous y voyez clair, vous ?
L'Inspecteur. — Très clair, monsieur le Procureur.
Le Procureur. — Vous avez de la chance ! Où en serons-nous dans deux mois ?
L'Inspecteur. — Je m'en fous.
Le Procureur. — Comment ?
L'Inspecteur. — Je dis que cela ne me regarde pas, monsieur le Procureur. Le cas de X... est lumineux. J'ai fait mon métier.
Le Procureur. — Avec zèle !
L'Inspecteur. — C'est un reproche ? Un regret ? Ou un conseil ?
Le Procureur. — Il commence à faire froid dans la région, n'est-ce pas ? Hé ! c'est que nous sommes déjà fin septembre !
L'Inspecteur. — Monsieur le Procureur, il faut instruire l'affaire X. et la faire venir.

La fin de l'histoire ? L'affaire est instruite. Lentement. X, chef de bande O.A.S., a été remis en circulation. Liberté provisoire.
Des conversations analogues se déroulent quotidiennement. Le loyalisme, élémentaire, l'expectative, prudente, sont tantôt là, tantôt ici. La peur n'a pas d'uniforme. Le courage non plus. Car c'est bien de courage qu'il s'agit.
Faut-il faire état de ces informations ? Nous le croyons. Pour accomplir des gestes éclatants, un serviteur de l'Etat doit jouir lui-même d'une situation ou d'un prestige personnel tels que la coïncidence éventuelle entre son comportement et ses principes ait du retentissement.
Mais que parmi des hommes obscurs, chargés de tâches obscures, il y ait encore, il y ait toujours, du dévouement, de la rigueur, une résistance individuelle mais acharnée à la gangrène, oui, il faut le dire.
Tous les fonctionnaires qui, dans l'exercice de leur mandat, sont en situation d'avoir à lutter contre l'O.A.S., mettent au moins leur avancement et souvent leur vie en cause.
Le commissaire Goldenberg est mort, assassiné. Le commissaire Gavoury est mort, assassiné. Le commissaire Salerno est mort, assassiné.
On comprendra que nous nous gardions de citer d'autres noms, de situer précisément des faits, puisque nous mettrions les intéressés en danger d'être, eux aussi, abattus.
L'O.A.S. n'est pas grand-chose ? C'est possible. Mais ce pas grand-chose est aussi largement muni d'argent et d'armes qu'il est démuni de respect pour la vie de ceux qui n'acceptent pas sa loi.

Il existe deux sortes de révolutionnaires, disait Chateaubriand. Les uns désirent la révolution avec la liberté, c'est le très petit nombre ; les autres veulent la révolution avec le pouvoir, c'est l'immense majorité.
Pour un idéaliste, combien l'O.A.S., fille hideuse engendrée par la Ve République, compte-t-elle de tueurs à gages travaillant pour le compte de candidats au pouvoir ?
Elle a sa liste noire ? Intéressant. Ce sera donc notre liste blanche.
Mais quelle lugubre situation que celle des hommes soucieux de ne jamais mécontenter le prochain maître ! Ces Pénélopes de l'arrivisme mourront aussi, comme tout le monde, d'un accident d'auto ou d'un cancer, après avoir passé le meilleur de leur vie à trembler, à composer, à supputer, à manœuvrer, à se tromper, à recommencer... Quel ennui !
Tout bien pesé, c'est eux qu'il faut plaindre.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express