La lettre de ''L'Express''

Le vote communiste et son explication
Du temps que l'actuel Premier Ministre menait l'attaque contre le « système », il écrivait : « Un Français sur quatre et une Française sur quatre portent leur suffrage au parti communiste... (...) à la fois par désespoir et par espoir de désespéré. » Puis, il reçut le pouvoir.
Des résultats du référendum, puis des élections législatives, on conclut que, pour une fraction au moins de l'électorat communiste, un espoir s'était substitué au désespoir.
Si l'affaiblissement des voix communistes a été, en novembre correctement interprété, comment faut-il comprendre le résultat des élections partielles qui viennent de se dérouler ?
Dans la Drôme, le candidat communiste recueille 12.871 voix et 31,2.% des suffrages, contre 7.032 voix et 15,2 % des suffrages en 1958.
En Charente, le candidat communiste recueille 14.413 voix et 39,6 % des suffrages, contre 8.470 voix et 19,1 % des suffrages en 1958.
L'examen un peu plus attentif du scrutin de La Rochelle montre en outre qu'ayant à choisir, au second tour, entre deux candidats, l'indépendant et le communiste, 3.700 des 12.000 électeurs qui avaient apporté respectivement leurs voix à l'U.N.R., aux radicaux, aux socialistes ou au M.R.P. au premier tour, ont soutenu le candidat communiste au second. 500 seulement se sont abstenus. Même phénomène dans la Drôme. En d'autres termes, ayant à choisir entre la droite classique et le parti communiste, trente pour cent des électeurs non communistes ont, fait sans précédent, préféré le second.
Si l'analyse de M. Debré était valable en septembre 1957, elle le demeure en février 1959.
Est-ce donc que le désespoir l'a de nouveau emporté, et que l'espoir a de nouveau changé de visage ?
Le plus curieux est que tant de gens sérieux, et fortement préoccupés par la puissance numérique de l'électorat communiste, aient pu croire le problème résolu, ou du moins en voie de l'être, par un régime qui non seulement perpétue les structures propres à faire germer le communisme mais les développe. Car ce n'est tout de même pas en garantissant le secret de l'instruction judiciaire, en débaptisant le Président du Conseil, en changeant la date des grandes vacances et en modifiant le code de la Sécurité sociale au détriment des plus humbles que les représentants du nouveau régime pensent avoir transformé la physionomie de la société française ?
A quoi attribuaient-ils donc alors ce qu'ils appelaient le désespoir des électeurs communistes pour avoir cru le réduire ? A l'instabilité ministérielle ?
Il faut croire que ses origines étaient un peu différentes, puisque, plus encore que les désordres de la IVe République, l'ordre de la Ve sécrète des communistes.
Il faut croire qu'un Français sur quatre — et en l'occurrence sur trois — ne saisit pas clairement ce qui, dans l'action gouvernementale, va dans le sens du progrès. Est-il aveugle ? Et quel trajet a-t-il donc parcouru, en moins de six mois ?
Laissons les intellectuels. Il ne doit pas y en avoir 12.000 à Romans et 14.000 à La Rochelle. Deux images caricaturales de l'électeur communiste « récupérable » d'origine ouvrière se sont répandues parmi ceux qui croyaient l'avoir désarmé :
1. Le bon ouvrier auquel il suffit de dire : « Mon brave, je pense à vous... Comment va le petit dernier ? Et vive la France, n'est-ce pas ! » pour qu'il essuie une larme de repentir et qu'il reprenne cœur à l'ouvrage.
2. Le travailleur « intégré », nanti — scooter, télévision, machine à laver, vacances payées — qui s'est si bien enkysté dans la société capitaliste qu'il n'a plus de raison forte pour vouloir lui arracher les moyens de production et de distribution.
Admettons un moment que le premier existe encore, et que le second existe déjà en nombre suffisant pour représenter une collectivité.
Le premier marche, jusqu'au jour où il constate que l'on a effectivement pensé à lui. Voir Sécurité sociale.
Le second marche jusqu'au jour où sa feuille de paye est réduite, faute de travail, et où il éprouve la fragilité de ce qu'il a acquis.
Parce qu'il est, en effet, mieux instruit que par le passé, il n'attribue pas les secousses économiques à la seule rapacité des patrons mais aussi à l'impuissance du libéralisme à gérer convenablement les affaires.
Pour qui voulez-vous qu'ils votent, ces communistes
« récupérables », sinon pour ceux qui leur disent :
« Vous voyez bien... Il faut tout changer. Avec la droite, vous serez toujours dupes. Avec les socialistes, la gauche sentimentale, vous arracherez quelque chose ici, quelque chose là, dont vous reperdrez aussitôt le bénéfice parce qu'elle est incapable de s'attaquer aux racines des maux dont vous souffrez, parce qu'elle se fait l'otage de la droite lorsqu'elle détient le pouvoir... »
Alors, non seulement ils retournent au communisme, mais une partie des électeurs socialistes les suivent. Et c'est peut-être le secrétaire général de la S.F.I.O. qui pourra s'écrier bientôt, comme M. Debré : « Un socialiste sur deux vote communiste par désespoir, par espoir de désespéré. »
Le plus véhément des éditorialistes de la presse parisienne matinale recommandait mardi d'extirper « cette gangrène » par la force. Y croit-il sincèrement, à ce remède-là ? Il a été lui-même, sauf erreur, communiste jusqu'au congrès de Tours. En puisant dans ses souvenirs, il retrouverait sans peine le goût de l'élan qui portait alors les jeunes hommes à vouloir construire une société meilleure. Ce n'est pas un goût que l'on vous fait passer à coups de trique. Au contraire.
Sur quelles perspectives peuvent aujourd'hui déboucher le dynamisme et l'espoir des fils de ces jeunes hommes-là ?
La gauche non communiste, disloquée, exsangue, commence seulement à refaire son sang, à entreprendre son autocritique, à chercher, au-delà des responsabilités et des carences personnelles, les bases d'une doctrine économique et politique adaptée à la situation d'un pays moderne, à définir un humanisme non pleurnichard.
Si elle ne parvient pas à se reconstituer — ou plutôt à se constituer — et à tracer de nouvelles voies, il y aura encore un peu plus d'électeurs communistes à La Rochelle, et à Romans, et ailleurs, la prochaine fois. A moins que d'ici là il soit interdit de mal voter. Mais interdit-on de mal penser ?
Comme l'écrivait encore M. Debré : « Nos princes ne paraissent pas émus. A l'occasion, certains d'entre eux (et même un plus grand nombre qu'on ne pense) se servent des communistes pour leurs combinaisons intérieures, c'est-à-dire leurs tactiques électorales, leurs manœuvres parlementaires. »
On ne saurait mieux dire.
Les régimes passent, les princes demeurent.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express