La lettre de ''L'Express''

Après 5 ans de collaboration, fait le bilan de la relation journalistique avec Mauriac. Hommage
On ne confisque pas François Mauriac. Et c'est à dessein que, pour saluer la distinction dont il est l'objet, nous voudrions ne pas employer ici la formule consacrée
— « notre éminent collaborateur »
— par laquelle un journal s'enorgueillit d'une glorieuse présence dans ses colonnes, en même temps qu'elle sert à désigner l'académicien de service.
C'est que pour nous, François Mauriac, c'est autre chose.
Un jour de 1953, il a choisi d'écrire dans « L'Express ». Il n'y connaissait personne.
Lui, c'était le grand romancier catholique, académicien, prix Nobel de littérature, l'écrivain dont on se disputait la présence dans les salons, et dans les journaux riches à la condition qu'il s'y tienne comme dans un salon.
Nous, nous n'avions à lui offrir qu'un journal tout neuf, tout trébuchant encore. Simplement, il pouvait s'y tenir à sa guise.
Il le pourra aussi longtemps qu'il le souhaitera.
Le premier contact ne fut pas tendre. S'il fallait d'un mot peindre François Mauriac, on choisirait « impitoyable ».
L'œil est noir, perçant. Il voit tout et d'abord ce qui ne va pas.
L'oreille est fine, et comme prolongée d'une antenne. Elle entend tout, y compris ce que l'on ne dit pas.
La dent est dure. Dure ? Elle est... impitoyable. A l'entendre broyer les autres — ceux qu'il aime, veux-je dire — on préfère ne pas imaginer de quelle formule il vous habillera pour l'éternité si par malheur votre nom lui vient aux lèvres. Le terrible est qu'elle sera si juste, cette formule, qu'en trois mots il aura pétrifié une certaine image de vous. La pire.
François Mauriac écrit de miel auprès de ce qu'il module, de sa voix blessée. Puis, à peine la flèche a-t-elle jailli, d'un geste vif, il porte la main à sa bouche comme les enfants qui ont prononcé une incongruité, et il rit, feignant le remords.
Ah ! que l'on rit donc de bon cœur avec lui. Il n'est pas divertissement plus savoureux, qu'une soirée passée en sa compagnie dans l'un de ces bons petits restaurants où il picore une huître, goûte un vin blanc, taquine une meringue, avec ces gestes méfiants et souples des chats de grande race.
Point avare de sa présence, il se rend volontiers là où on le prie. D'une exactitude redoutable, il arrive, grand, sec, poncé, leste comme un adolescent, accueillant avec une sereine courtoisie effusions et hommages.
D'où vient alors que devant lui les plus assurés semblent soudain décontenancés ? Les jeunes impertinents, bouillants de prouver que les vieilles gloires ne les impressionnent pas, sont les premiers à fondre. Et maître par ci, et maître par là... Vous repasserez, jeune homme. Les loquaces font des nœuds au fil de leur discours, les silencieux se jettent à l'eau, les femmes se ressentent superflues en ce monde et redoublent d'affectation. Seuls les enfants trouvent d'emblée avec lui le ton de la conversation confiante. Peut-être parce que seuls les enfants peuvent tolérer, sans une secrète honte, ce naturel abouti, achevé, cet art d'être soi-même. Rien de plus. Mais rien de moins. La paix est avec lui.
De cette simplicité écrasante, on ne le voit jamais se départir.
Son hôte propose-t-il à l'illustre invité de goûter à cette merveille, une véritable fine Napoléon, cent cinquante ans d'âge, débouchée tout exprès, pour lui ? Il la hume et murmure :
— Napoléon ? Napoléon ? Napoléon III !
Son voisin de table, diplomate occidental, se plaint-il du peu d'intérêt que le maître manifeste à l'égard, de l'Allemagne dans ses articles :
— L'Allemagne ? Je l'aime tant, monsieur, que je suis ravi qu'il y en ait deux !
Cela est dit tout doucement, jamais répété, jamais réédité. François Mauriac ne fait pas de « numéro ».
Soudain, il s'absente. Toujours présent physiquement, il est ailleurs. Il n'écoute plus. Ou plutôt qu'écoute-t-il, lorsqu'on le surprend, l'œil mi-clos, posé plutôt qu'assis, le visage dans l'ombre de ses mains croisées, ses longues jambes toujours prêtes à se déplier pour accélérer sa retraite si quelqu'un, si quelque chose d'un coup lui pesait ?
Un soupir. Il est là. « Tout cela est bien triste », dit-il dans un souffle.
C'est le signe qu'il a épuisé le plaisir qu'il pouvait attendre de la soirée, qu'il en a capté toutes les ondes.
Avec ce grand homme ombrageux, juvénile et féroce, quelles relations de travail allions-nous pouvoir fructueusement établir ? Nous n'avions pas non plus tellement bon caractère.
Cinq années se sont très exactement écoulées depuis que, un 14 novembre, il a confié à « L'Express » son premier article.
A notre déférence formelle, à sa courtoisie formelle s'est lentement substitué un lien mystérieux, tissé fil à fil, chiné pour, notre part d'admiration, mais aussi de tendresse.
En un mot comme en cent, nous l'aimons. Ce n'est pas simple, mais c'est délicieux.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express