La lettre de ''L'Express''

S'adresse à un jeune député ambitieux et imaginaire et lui dicte sa ligne de conduite
Vous jubilez, Rastignac ?
La voie vous semble clairement tracée pour tout ambitieux décidé à se pousser dans le monde ? Vous avez raison. Nous sommes à l'un de ces tournants de l'histoire où surgissent toujours, par bandes, les jeunes loups.
Ceux de 45 savaient qu'en affaires, en littérature, au barreau ou au théâtre, il fallait prendre le vent où il soufflait : à gauche.
Ceux de 58 n'auront pas à hésiter davantage. Ils seront, ils sont gaullistes.
Mais vous songez, dit-on, à faire carrière dans la politique ? A solliciter, en novembre, les suffrages des électeurs ?
L'occasion est belle, certes, et elle ne se représentera pas, aussi favorable, tous les cinq ans.
Tout de même... Choisissez bien votre circonscription. Les choses pourraient ne pas aller si facilement. Les marchandages sont rudes. Les nouveaux sont gourmands, mais les anciens s'accrochent. Entre l'indépendant gaulliste, le radical gaulliste, le M.R.P. gaulliste, le socialiste gaulliste, le gaulliste de la précédente fournée et le gaulliste que vous êtes, vos électeurs ne verront peut-être pas clairement ce qui distingue les uns des autres. Ne sous-estimez pas l'attachement que les Français portent à leur député. Il n'a d'égal que le mépris qu'ils portent à l'ensemble des autres.
Enfin, imaginons que la chance soit avec vous. Vous voilà élu pour cinq ans. Si vous avez été prudent dans vos propos, sibyllin dans vos engagements, modeste dans votre attitude, il sera encore temps de décider quel chemin vous emprunterez pour accéder un jour aux délices du pouvoir. Il n'y en a pas trois. Il y en a deux. Ils ne passent pas l'un à droite, l'autre à gauche. Ils passent... Mais voyons d'abord l'homme que vous êtes, et ce que vous attendez de la politique.
Une campagne électorale, ce n'est jamais très joli, dans aucun pays du monde. Mais ce n'est pas non plus si laid qu'on veut bien le dire. C'est, à l'image des hommes, tantôt sublime, tantôt sordide. L'important est d'avoir le cœur assez bien accroché pour supporter le sordide, sans perdre de vue le sublime. Car la politique, pour finir, c'est ce qu'il y a de plus important au monde, sinon pour ceux qui la font, du moins pour ceux qui la subissent.
» L'entendez-vous ainsi ? Alors vous avez, sur l'avenir de la société, sur le libéralisme et le dirigisme, sur le capitalisme et le socialisme, sur l'Afrique du Nord, sur l'Afrique noire, sur le Pacte Atlantique, sur l'Europe, sur le Moyen-Orient, une doctrine. Vous faites « de la politique » pour participer à son application, pour infléchir l'attitude de votre pays dans le sens le plus favorable au triomphe de vos idées. Dans telle ou telle circonstance, vous pouvez, tactiquement, commettre une erreur mais toujours en fonction d'une conviction de base
que vous ne remettrez, périodiquement, en question que pour l'aiguiser.
Elle évoluera en fonction des événements ; elle peut vous conduire, provisoirement, à soutenir tel ou tel homme lorsqu'il met en pratique votre politique, à combattre tel ou tel ami lorsqu'il en pratique une autre.
Bref, vous êtes réellement ambitieux. Si vous rêvez de détenir un jour le pouvoir, c'est pour marquer de votre empreinte l'histoire de votre pays, pour la faire avancer dans le sens qui vous paraît, dès aujourd'hui, le meilleur.
Dans l'adversité comme dans la prospérité, vous resterez fidèle à une certaine vision du monde que vous essayerez de traduire, avec les inévitables bavures, en termes de politique. Si vous avez l'étoffe d'un homme d'Etat, vous serez tantôt haï et calomnié, tantôt porté en triomphe. Clemenceau, Churchill, Roosevelt, Mendès France sont parmi ceux-là. Et de Gaulle.
Si vous n'avez ni le format ni l'envergure nécessaires, vous serez, fidèle, dans le sillage d'un autre. Il y faut, d'abord, du caractère.
Dans l'autre hypothèse, il vous faudra, d'abord, du flair. Cela ne s'improvise pas davantage. Tel Talleyrand, vous saurez toujours non pas où souffle le vent, mais où il va souffler. Vous vous défendrez de toute idée préconçue, vous vous garderez de toute doctrine, vous ferez de la politique comme on fait du commerce : dans les bonnes maisons, le client a toujours raison. Que veut le client, c'est-à-dire le militant, c'est-à-dire l'électeur ? A vous de le pressentir. Vous n'hésiterez pas à vous contredire, mais attention : il y faut un peu de génie pour s'y prendre à temps.
Hors ces deux voies, il n'y en a pas d'autre, mais ces deux voies existeront toujours. L'ennui est qu'elles sont parallèles, c'est-à-dire qu'elles ne se rencontrent jamais. Passer de l'une à l'autre ? Impossible.
Si vous vous sentez mieux doué pour la seconde, vous aurez, au cours de la législature, un moment difficile à choisir : celui où il faudra vous reconvertir, celui où le gaullisme ne payera plus. En gardant les yeux fixés sur Guy Mollet, vous avez quelque chance de virer à l'heure juste. Mais n'anticipons pas.
Pour l'heure, votre problème est d'être élu.
Etes-vous bien assuré d'en avoir envie ? Il semble que la carrière militaire offre, ces temps-ci, avec ses risques, des possibilités d'ascension plus rapide. Mais, bien sùr, il faudrait déjà être au moins capitaine.
On ne saurait vous conseiller le journalisme : c'est Brasillach qui a été fusillé, ce n'est pas André Morice.
Tout de même, souvenez-vous : « Tous les arts ont produit leurs merveilles. L'art de gouverner n'a produit que des monstres. »

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express