La lettre de ''L'Express''

Plébiscite du général de Gaulle qui devient alors en charge de réformer la constitution. S'interroge sur une possible dérive fasciste du pouvoir. Engage à être vigilant.
Voilà. C'est fait. Et nul n'a le droit, en démocratie de s'insurger contre les voeux de la majorité. Une importante majorité du peuple français a voulu se donner un roi. Elle l'a. Si elle a eu tort, c'est que le suffrage universel a tort. On ne peut le revendiquer et le trouver soudain mauvais. J'ai, tu as, il a, nous avons voté. L'opposition a pu, en métropole, faiblement mais librement s'exprimer. Bon.
Simplement, il ne faudra plus ricaner désormais lorsque les démocraties populaires annonceront 95 % de suffrages favorables à tel ou tel. La preuve est faite qu'on peut obtenir en France des résultats sensiblement identiques.
Nul besoin de mettre aux électeurs un revolver sur la nuque ou un policier aux trousses pour que 91 % des votants de l'Orne, 93,4 % des votants du Bas-Rhin, 92,4 % des votants de la Manche disent « oui », Aucun moyen de coercition, aucune menace, aucune violence, aucune contrainte visible.
Rien que la terreur propre, indolore, celle qui s'insinue dans l'esprit et qui chuchote : « Dents blanches haleine fraîche dentifrice Colgate votez oui dop dop dop oui oui oui mais la chemise de Pierre a la blancheur Persil oui oui... » Qui oserait se vanter d'y échapper complètement ? La libre détermination, qu'il s'agisse de voter ou d'acheter un shampooing, est devenue le luxe suprême dans le monde moderne, un luxe suranné que l'on croyait français, qui l'est encore un peu, qui cesse, lentement, de l'être.
Rien que l'instinct de ne pas s'isoler, de s'intégrer au camp le plus vaste — ce que les sociologues américains appellent le besoin « d'appartenir » (to belong). Combien y a-t-il eu, en d'autres circonstances, d'électeurs qui apportèrent leur voix au parti communiste pour « voter avec le peuple ».
Rien que l'abandon, la grande détresse des hommes confrontés à des problèmes trop vastes, trop difficiles, le grand appétit de paix, de sécurité, de machines à laver, de bandes dessinées, de dimanches bucoliques.
Rien que l'on ne puisse comprendre, respecter et — parfois — éprouver. De Gaulle est là, seul général français vainqueur depuis 1918. Il va tout arranger, lui, il leur dira, lui, il les matera. Qui ? Les autres. Les fellagha, les colonels, les communistes, les colons, les Américains, les Russes, tous ces méchants, tous ces vilains, tous ces agités qui nous empêchent de vivre tranquilles dans la douce France. En tout cas, il fera pour le mieux... Ouf ! Plus besoin d'y penser. C'est son problème.
Ce plébiscite, le général de Gaulle l'a attendu douze ans, dans la solitude, parfois amer, jamais ébranlé. Il avait, à sa manière, dit Non.
Douze ans, c'est court à l'échelle de l'histoire, et à l'échelle humaine ce n'est pas très long. Où en serons-nous dans douze ans ? Qui dirigera la France en 1970, lorsqu'il aura 79 ans ?
Hitler n'était pas inscrit dans le destin de l'Allemagne, lorsque le Maréchal Hindenburg, plébiscité en 1925 par son peuple las et meurtri, a pris le pouvoir.
Président de la République, il l'était encore lorsque son Premier Ministre organisa l'incendie du Reichstag, pour pouvoir détruire, d'un coup, physiquement, les adversaires du national-socialisme, et éliminer Hindenburg lui-même.
Verrons-nous un jour, dans un an, dans dix ans, le général abdiquer tel le vieux Maréchal entre les mains sinistres d'un Premier Ministre ?
Cela dépend de lui. Cela dépend de nous, cela dépend aussi de la vigilance, de la ténacité, du courage de tous ceux qui ont voulu dire non au fascisme en disant oui à de Gaulle.
Ne nous y trompons pas. C'est possible ; ce ne sera pas facile.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express