La lettre de ''L'Express''

Résultats du pré-référendum organisé par L'Express sur la réforme de la Constitution et le retour de de Gaulle au pouvoir
Ouvert le 4 septembre, le pré-référendum de « L'Express » est clos. Publié ici à trois reprises, puis dans « France- Soir », « Le Monde »,, « Libération » et six quotidiens régionaux, notre bulletin de vote a provoqué 22.228 réponses.
Le bilan s'établit ainsi : 13.514 NON, 8.041 OUI, 673 abstentions.
Les chiffres persistent donc, de semaine en semaine, à être fort éloignés des résultats officiellement prévus (entre 62 et 70 % de OUI) et qui seront, selon toute vraisemblance, acquis dimanche soir.
Nous nous en sommes d'abord étonnés. Mais, à la réflexion, c'est là un phénomène assez naturel. Pour prendre la peine de rédiger son opinion au sujet d'un vote et de la mettre à la poste, il faut s'intéresser réellement, activement à la vie politique. Il faut être conscient de sa relation avec la vie tout court. Cela exige sans doute une certaine disponibilité de l'esprit, une certaine volonté d'appliquer sa réflexion à des problèmes non étroitement personnels. Que nos votants aient répondu OUI ou NON, cela signifie qu'ils se sont au moins posé sérieusement la question, qu'ils ont voulu convaincre ou même se convaincre en mettant noir sur blanc la raison de leur détermination. C'est un acte, un acte important, un effort.
Il est bien évident qu'une telle disposition n'est pas générale. Elle doit être, dans les circonstances présentes, d'autant plus rare que des couches entières d'électeurs ont volontairement choisi de ne pas se poser les questions qui pourraient les troubler et les obliger, de quelque façon, à prendre des responsabilités.
Voter NON, c'est prendre une responsabilité. Voter OUI, ce sera pour certains refuser d'en prendre, noyer son choix dans une responsabilité collective. En face d'une décision particulièrement difficile, il est naturel que, par millions, les électeurs aillent là où tout les pousse — et avec quel déploiement de forces ! Donc, ils iront. Mais ceux-là, ceux qui laissent à d'autres le soin de penser pour eux, pourquoi nous auraient-ils écrit ?
Le pourcentage de OUI et de NON que nous avons enregistré n'a donc, répétons-le, aucune signification générale.
Il est remarquable d'ailleurs que, même parmi les lettres que nous avons reçues, l'expression du OUI raisonné soit sensiblement plus rare que celle du OUI sentimental et comme abandonné, le OUI de ferveur, le OUI prononcé les yeux clos.
Si nous ne leur conservons pas cette semaine la place habituelle, pas plus d'ailleurs qu'aux motifs invoqués par les partisans du NON, c'est seulement parce qu'aucun argument vraiment neuf, dans un sens ou dans l'autre, n'est venu s'ajouter à ceux que nous avons largement exposés pendant trois semaines consécutives en donnant la parole à nos correspondants.
Du côté des OUI, l'équivoque demeure, puisque nous trouvons côte à côte, par exemple, M. Pierre Desprez, de Paris, qui déclare : « Je voterai OUI car pour moi cela signifie l'intégration de l'Algérie à la métropole », M. F. Jacquin, syndicaliste, qui écrit : « Je voterai OUI à cause de la nouvelle politique entamée en Afrique noire qui me paraît le meilleur gage d'une nouvelle politique en Algérie », et le général N. A., de Nantes, qui votera OUI pour qu'enfin un projet de réforme constitutionnelle aboutisse, mais qui note : « En Algérie, les manifestations de fraternité ne m'ont pas convaincu. La politique d'intégration ne me paraît guère réalisable ni même souhaitable. »
Un lecteur de Bourganeuf, dans la Creuse, votera OUI « dans l'espoir que de Gaulle nous protégera des gaullistes », et M. Claude Chanson, conseiller en organisation industrielle, votera OUI « pour l'interdiction du Parti communiste ».
M. P. M., de Paris, après nous avoir écrit qu'il dirait NON, rectifie son vote en précisant qu'actuellement « le général de Gaulle est indubitablement le seul homme en France qui dispose de l'autorité nécessaire pour mettre fin à la guerre d'Algérie ». M. Brezinski, fonctionnaire dans l'Eure, votera OUI parce qu'il ne vent pas de « la capitulation d'Indochine où sont morts 92.000 des nôtres, et où 31.000 de nos soldats ont été portés disparus sans compter les millions de blessés. Tous ces sacrifices n'ayant servi à rien, je ne veux pas que cela se reproduise en Algérie », et il « fait confiance au libérateur de la patrie en disant NON à la capitulation ». Voilà qui fera, certes, beaucoup de monde. Notons également, parce que l'argument n'a pas encore été relevé, la remarque de M. Burner, ingénieur à Belfort, qui refuse l'assimilation souvent faite entre la France d'aujourd'hui et l'Allemagne de Weimar. « A l'avènement de Hitler, écrit-il, elle étouffait dans six millions de chômeurs, la voie du fascisme était tout ouverte. Nous n'en sommes pas là ; mais nous risquons d'y arriver si la danse des gouvernements recommence. Donc, disons : OUI. »
Du côté des NON, on retrouve quelques thèmes majeurs : les matraquages et la cérémonie du 4 septembre à la République qui, pour tous ceux qui en ont été les témoins, a joué un rôle décisif. Elle est évoquée par M. Roger-Gill, de Champigny-sur-Marne, par M. A. S., à Enghien, par M. Charles Monier, de Montrouge, qui constate : « Dieu, quelle peur du peuple a le général ! Par là même l'instauration de la dictature ne se fera pas en douceur, le OUI n'écartera pas la guerre civile. »
M. F. Tonnard, Finistère, a été dégoûté de voter OUI par l'excès de propagande. Il ne sera pas, semble-t-il, le seul.
Nombreux, également, les NON émanant d'hommes qui écrivent simplement : « Non, parce que j'ai fait mon service militaire en Algérie. » Un officier de police, originaire de la métropole, mais affecté à la police judiciaire en Algérie, écrit : « Je suis, de par mes fonctions, bien placé pour savoir la vérité et connaître les intérêts de la France. Je ne veux pas que mon pays revive l'époque 40-45 que nous vivons présentement en Algérie. Je pourrais vous parler de bien d'autres choses encore. Des villages privés de ravitaillement durant de longs mois, des camps de concentration, des réalités sur « le coup d'Etat » du 13 mai, des kermesses du Forum des mascarades franco-musulmanes avec filles de joie des maisons Closes, des élections truquées... Je sais que mon vote ne servira à rien en Algérie où le résultat est déjà connu d'avance, mais ce sera peut-être mon dernier acte d'homme libre. »
Cette dernière remarque est, elle aussi, cent fois formulée.
La Constitution en soi est souvent considérée. M. Georges L..., de Bordeaux, note : « Charles de Gaulle écrivait en 1940, dans la déclaration organique complétant le manifeste du 27 octobre : « Sans nier qu'une
« révision de la Constitution pourrait être utile en soi,
« le fait de l'avoir provoquée et réalisée dans un moment
« de désarroi et même de panique du Parlement et de
« l'opinion suffirait à lui seul à ôter à cette révision
« le caractère de liberté, de cohérence et de sérénité
« sans lequel un tel acte, essentiel pour l'Etat, et pour
« la nation, ne peut avoir de réelle valeur constitutionnelle... » Ce que le général disait de la Constitution du maréchal, je me permets, simple lieutenant, de le penser de la Constitution du général. »
Le pasteur Edouard Theis, directeur du Collège cévenol du Chambon dira NON à l'équivoque, aux factieux, aux
« combinards qui, par le chantage et en faisant passer pour communisants tous les opposants, cherchent à faire accepter au peuple dupé qu'on lui mette une muselière... NON au grand homme aveuglé par l'orgueil ».
L'amalgame communisme-opposants, de la propagande officielle, semble avoir irrité et fortifié dans leur résolution beaucoup d'hésitants. « Le général de Gaulle était, avec les communistes, le plus violent opposant à la C.E.D., écrit M. Martinage, de Lyon. Serai-je un plus mauvais Français que lui parce que, dans une circonstance différente, mon opinion rencontre celle du P.C. ? »
Un électeur modeste constate : « OUI, NON, une chance sur deux de me tromper. Puisque je ne sais discerner, je dirai NON comme les universitaires, hommes les plus sages, les plus désintéressés, les plus civilisés du pays. » Et, à sa lettre, répondent celles de nombreux universitaires parmi lesquels deux professeurs à la Sorbonne, MM. Gurvitch et J.-J. Mayoux qui écrit : « Le crime le plus considérable de Pétain fut d'inventer le double jeu grâce auquel chaque phrase prononcée avait un sens secret qui s'ajoutait au sens clair... Le Français moyen prit à ce jeu l'habitude et même le goût de l'incertitude rassurante, du mensonge réconfortant, d'une mystification dont il était entendu que la dupe était nécessairement l'autre. L'homme du 18 juin a pris, depuis le 13 mai 1958, entre la France et les factieux la relève du double jeu. » Et il conclut : « Il importe que les résistants fassent entendre leur voix et qu'ils soient nombreux à faire savoir que ce sera NON. »
Faut-il poursuivre ? Pour l'immense majorité, les jeux sont faits et la réflexion supplémentaire ne sera que l'ajournement d'une décision déjà prise. Une période de notre histoire se termine dont beaucoup risquent de se souvenir avec nostalgie, car ils furent idylliques ces quatre mois où Marianne vécut la bague au doigt...
Mais ce sera désormais le temps du mariage. Les Lydiens, écrit Thucydide, devinrent des esclaves parce qu'ils ne surent pas dire NON.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express