La lettre de ''L'Express''

Souligne les ambivalences que créées la volonté de l'intégration algérienne chez les propriétaires terriens en Algérie.
« Les rapports journaliers doivent matérialiser désormais notre titre de compatriote. »
Avec ce génie du verbe qui lui est propre, le général Massu vient de donner, à la radio, cette nouvelle définition de ce que l'on a appelé plus joliment « l'intégration des âmes », opération que son infatigable épouse compte poursuivre à l'aide de machines à coudre.
La conquête des cœurs par la machine à coudre est sans doute l'une de ces méthodes de guerre que le colonel Bigeard s'est montré incapable d'apprécier. D'où son récent exil. Mais enfin, jusque-là, tout allait pour le mieux. Les bonnes intentions des intégrationnistes ne dérangeaient personne. Les hommes qui mènent depuis quatre ans l'affaire d'Algérie comme il leur convient qu'elle soit menée, c'est-à-dire le grand colonat, pouvaient laisser sans danger les militaires jouer avec ce hochet et accomplir solennellement l'unification des timbres-poste. Et puis voilà que rien ne va plus.
C'est que la première application pratique de l'intégration a failli coûter un peu d'argent aux hommes d'affaires d'Algérie. Oh ! très peu !
Personne n'a encore eu l'impertinence de suggérer aux grands propriétaires d'égaliser les salaires entre la métropole et l'Algérie ; ni même de les augmenter de façon substantielle. Non. Il ne s'agissait, pour le moment, que de 30 francs par litre d'essence.
Puisque, depuis le 13 mai, la France s'étend officiellement de Dunkerque à Tamanrasset, il pouvait paraître illogique et même défaitiste dans l'inspiration — de faire payer l'essence 94 fr. 80 aux Français de Dunkerque et 49 fr. 80 aux Français de Tamanrasset.
Les services du ministère des Finances déclaraient donc, jeudi, qu'à l'augmentation de 2 fr. 80 imposée à la métropole correspondrait une augmentation de francs imposée en Algérie. Ce qui laissait encore aux consommateurs d'Algérie un privilège assez appréciable.
Le général de Gaulle, qui ne manque pas d'humour, aurait pleinement apprécié, dit-on, cette occasion secondaire, mais précise, de faire mesurer aux cœurs naïfs où s'arrête, à Alger, la volonté de s'engager, autrement qu'en paroles, sur la voie grandiose de l'intégration.
Annoncée le 1er août, l'augmentation du prix de l'essence en Algérie était, le 2, donnée par M. Soustelle pour
« information sans fondement » ; le 3, elle était « différée » ; le 6, elle était « étudiée ».
Il faut laisser rêver les militaires, soit. Ils ont parfois leur utilité. Mais seulement jusqu'au moment où les rêves se paient. Colons et industriels n'ont même pas eu à élever la voix pour être entendus, montrant ainsi où réside la véritable puissance. Du côté des mitraillettes ? Quelle erreur ! C'est sale, une mitraillette. Et puis ça fait du bruit, ça laisse des traces. Tandis qu'un bon coffre-fort...
Il est juste de dire que pour s'assurer de si dévoués défenseurs de leurs intérêts, les hommes d'Alger n'ont pas lésiné. On ne fait pas appel en vain à leur générosité lorsqu'il s'agit de fonder un parti, de subventionner un journal, d'alimenter un fonds de propagande.
Mais s'ils donnent le pouvoir, ce n'est pas pour que l'on s'en serve contre eux ! Mettez-vous à leur place.»
L'aventure est savoureuse, car il ne s'agit point cette fois de l'honneur de l'armée, du moral des troupes, de drapeau, de sang et de larmes.
Le brouillard de patriotisme sous lequel la guerre d'Algérie est devenue, pour le plus grand nombre, un drame passionnément vécu et ressenti s'est pour un instant dissipé : le temps d'une minute de vérité.
L'intégration des âmes reste en cours.
L'intégration des portefeuilles est moins avancée.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express