La lettre de ''L'Express''

La radio sera bientôt aux mains du pouvoir. Devoir de résistance et d'insoumission des directeurs de presse.
D'ici quelques jours, Radio-Soustelle émettra sur toutes les longueurs d'onde réservées, jusqu'à présent, à la radio métropolitaine.
Le tour est joué. Le ministre de la Propagande nommé par Alger dispose désormais de l'instrument le plus subtil, le plus efficace, le plus dangereux dont on puisse user pour intoxiquer un peuple. Rien ne sert de s'en offusquer : c'est fait.
Il dépend maintenant d'un tout petit nombre d'hommes que ce ne soit pas irrémédiable. Il faut le leur dire, vite. Et il faut les adjurer, vite, de prendre pleine conscience de leur responsabilité en même temps que de leur puissance.
Ces hommes, ce sont les directeurs de journaux.
Si la radio est captive, et ses représentants contraints de se soumettre ou de se démettre, la presse ne l'est pas. Les directeurs de journaux n'ont aucun compte à rendre au ministre de la Propagande. Aucun. Celui-ci ne possède, ni en droit ni en fait, d'autre moyen de contraindre un directeur de journal non subventionné à « orienter » l'information que la séduction ou la peur. Chatteries ou menaces.
Céderont-ils ? Ils sont fatigués, c'est vrai. La plupart ne sont plus tellement jeunes, l'année a été dure, la pression morale est forte et ira s'accentuant.
Mais où qu'ils se trouvent sur l'échiquier politique, ces hommes ont en commun qu'ils ne sont pas fascistes, que leur public n'est pas fasciste, que l'immense majorité de ceux de leurs lecteurs qui se disent gaullistes le sont précisément dans la mesure où ils espèrent ainsi faire échec au fascisme.
Céderont-ils ? Céderez-vous ? Vous tenez ensemble toute la France au bout de votre plume, toute la conscience de la France, toute la volonté de la France. Vous avez tout pouvoir de la garder éveillée, vigilante, de ne laisser passer aucun fait, aucune déclaration, aucun communiqué, aucune nomination sans en décortiquer la substance, sans en éclairer le sens.
La radio confisquée, le Parlement escamoté, vous seuls pouvez mobiliser ou démobiliser l'opinion publique, lui injecter quotidiennement la dose de vaccin qui l'empêchera de contracter le fascisme, ou l'anesthésique qui la livrera, inconsciente, aux colonels.
Coupables d'avoir depuis dix ans beaucoup menti par omission, beaucoup travesti par conviction, vous serez infiniment responsables aux yeux de l'Histoire, car vous êtes infiniment puissants.
Peut-être ne le serez-vous jamais davantage qu'en ces mois où il dépend de vous — et de vous seulement — de votre résistance à la flatterie qui corrompt, et à la peur qui infecte, de votre lucidité et de votre caractère, que dix millions de Français sachent tous les jours avec précision ce qui se passe dans le monde, ce qui se passe en Algérie, ce qui se passe ici, ce à quoi ils risquent de donner leur adhésion.
Donnerez-vous de plein gré, par lassitude ou par faiblesse, au ministre de la Propagande et à ceux qu'il représente, le pouvoir qu'il ne détient pas, qu'il ne peut pas détenir sans votre consentement, de crever les yeux des Français pour qu'ensuite ils chantent mieux ?
Messieurs les directeurs de journaux, la démocratie, aujourd'hui, est entre vos mains.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express