La lettre de ''L'Express''

Sur le retour du général De Gaulle. Invite à ne pas prendre part à la « lente euphorie qui gagne les esprits ».
Cette lente euphorie qui gagne les esprits, on peut se garder d'y glisser. Mais il faut la comprendre.
Il y a longtemps que les Français n'avaient connu de conjoncture plus propre à les satisfaire.
Ils avaient mal partout : mal à l'Armée, mal à la démocratie, mal à l'Algérie, mal à l'économie. El voila qu'avec une pilule de celle drogue miracle nommée de Gaulle toutes leurs douleurs se sont assoupies. Comment n'en demanderaient-ils pas encore ? Comment ne s'espéreraient-ils pas guéris ?
Nichés dans le creux de la main d'un homme, ils peuvent aujourd'hui, croient-ils, savourer en même temps toutes les joies que donne le pouvoir d'un seul, et toutes celles que procure l'exercice de la démocratie.
Le gouvernement du général de Gaulle, c'est lui, lui seul. Nul ne s'y trompe, à l'exception peut-être de quelques-uns de ses ministres, plus sensibles aux honneurs dont ils sont comblés qu'au mépris que ces honneurs traduisent. Il faut beaucoup mépriser pour bien flatter, et on sait que de ce côté-là le général de Gaulle ne sera jamais à court. Mais il y a si longtemps que le gouvernement, ce n'était personne...
Etre représenté à Alger par M. Mollet et à la T.V. par M. Gaillard, voilà des choses qui finissent par brouiller un peuple avec la République.
Les décisions du général de GJaulle, nul n'ignore qu'il les prend seul. Et après tant de tables rondes où l'on décidait de ne rien décider, cela n'est pas pour effrayer. D'autant que, jusqu'à présent, il n'a rien décidé non plus, n'ignorant pas que l'autorité s'use lorsqu'on s'en sert.
Les intentions du général de Gaulle, nul ne doute qu'elles correspondent aux vœux de chacun. Il n'est guère possible, en effet, de prendre à part les Français un à un lorsqu'il s'agit d'obtenir leur bulletin de vote. Mais dès lors qu'il s'agit d'en rencontrer cent qui en rencontreront chacun cent auxquels ils rapporteront la bonne parole, la chose devient possible. Qui n'a pas rencontré dernièrement le général possède au moins celui-ci une lettre, celui-là une carte, cet autre un message par où on l'assure qu'il a été compris. Qui n'a pas été compris par le général ?
Mais Richelieu n'agissait pas autrement, et comme nul ne doute que la ruse, s'il l'exerce, est au service de grands et nobles desseins, on se réjouit encore davantage lorsque apparaît qu'il sait en user.
Comblés ici, de quoi les Français se plaindraient-ils d'autre part ? Ils peuvent librement continuée à jouer avec leur panoplie de petit démocrate, tenir des congrès, voter des motions, lancer des appels, esquisser des regroupements. Le M.R.P. babille, la S.F.I.O. grommelle, M. Duchet gazouille... Ce n'est pas que ça serve, non, mais ça fait plaisir.
L'économie ? Nul n'ignore que le général a une façon personnelle et toute maurrassienne de la considérer. Il dit, au détour d'une phrase : « Le monde occidental auquel nous appartenons sans devoir nous y confiner... » et un diplomate anglais conclut : « Maintenant, les Américains n'ont plus qu'à se demander comment ils vont pouvoir faire accepter à de Gaulle, sans le vexer, les deux milliards de dollars dont il a besoin. »
Enfin, rien n'interdit de se donner l'illusion d'être unis derrière le général, puisque, jusqu'à présent, les intérêts de personne ne sont en aucun domaine menacés.
Seul, le général de Gaulle lui-même serait sans illusion sur le temps que durera ce point d'orgue, tel que l'histoire en ménage parfois, mais qu'elle ne prolonge jamais.
Mais gardez-vous bien de le dire. Vous attristeriez et passeriez pour une mauvaise tête...
Le passé ? N'en parlons plus. L'avenir ? N'en parlons pas. Le présent ? Juillet, dit-on, sera chaud.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express