La lettre de ''L'Express''

De Gaulle, qui aux yeux de Françoise Giroud se propose de jouer au monarque.
— ALORS ? de Gaulle ?
— Pourquoi posez-vous cette question ?
— Mais... pour savoir !
— S'il s'agit de savoir à quel moment il conviendra d'arborer la croix de Lorraine au revers de votre veston, adressez-vous à votre quotidien habituel.
Les poteaux indicateurs y surgissent déjà qui vous éviteront d'acclamer à contre-temps les uns ou les autres.
— J'ai vu, et , ne compte point sur vous pour les « conseils pratiques ». Mais si vous ne craignez pas vous-même les inconvénients de prises de position prématurées, que ne donnez-vous la vôtre !
— La voici. Il y avait une fois une étoile, à laquelle nous avions, nombreux, attaché notre char. Elle brillait dans le coin de ciel que nous apercevions de nos prisons. Elle était immense et ne pouvait nous guider que sur le chemin du courage et de la rigueur. Plus tard, l'étoile s'éclipsa mais nous savions qu'elle existait et que, dans toute crise morale, elle indiquerait la bonne route à condition qu'elle veuille bien reparaître.
Lundi, l'étoile s'est manifestée...
— Et vous en avez été ébloui...

Attendez... La scène se passe dans une étuve, ruisselante de lambris dorés. Sous les lustres à pendeloques, d'énormes insectes montés sur trois pattes, les caméras, surplombent de leur oeil froid une foulé compacte. A 15 heures précises, le général de Gaulle paraît, en civil. Il a pris de l'âge et semble, entre les flashes des photographes et la gerbe de micros qui le cerne, un éléphant résolu à paraître débonnaire parmi cent mouches impavides qui ne cesseront de bruire et d'arpenter tout à leur aise la vaste personne.
Le timbre de sa voix surprend, d'abord incertain, comme décoloré. Et puis il trouve son registre. Il parle sans notes, avec une familière majesté, il est étincelant, il est écrasant, il est de Gaulle.
« Je suis un homme seul, je ne me confonds avec aucun parti, avec aucune organisation...
« L'Association de la France avec les peuples d'Afrique... »
Bon. Il ne faudra pas compter sur lui pour crier « Algérie française » au son des écus de M. de Sérigny. Celui-ci crie avec lui ? Combien de temps fera-t-il le poids devant l'homme qui a imposé, pendant la guerre, ses volontés à Roosevelt et à Churchill ?
Dans le cœur de ceux qui sont déchirés à l'idée de
sortir de cette salle tout à l'heure séparés du chef de la France Libre, quelque chose, lentement, se dénoue. Nous sommes entre traîtres. Une vieille habitude contractée en 40.
Maintenant, nul doute qu'il va désigner les forces qu'il entend combattre et celles qu'il entend réunir.
Mais voilà que tout comme un président du Conseil désigné qui cherche « des voix à gauche » puisqu'il tient celles de droite, mais pas trop à gauche parce qu'il perdrait celles de droite, tout comme un vulgaire défenseur du « système », le général de Gaulle ne fera, aujourd'hui, de peine à personne.
« Un homme qui est d'ailleurs mon ami, Robert Lacoste... »
« Un homme pour lequel j'ai beaucoup d'estime, Guy Mollet... »
De qui le général n'est-il pas l'ami aujourd'hui ?
Cette journée historique est en train de tourner au congrès radical-socialiste.
Le général, entend-on, a fait beaucoup de progrès. En un sens, c'est vrai. Le voilà qui, sous nos yeux, reprend des dimensions humaines. Et il n'y a pas d'homme devant qui il soit tentant de se prosterner. La lumière fléchit. L'étoile s'éclipse. Il nous reste deux étoiles sur le képi d'un glorieux général de brigade qui ne commencera certes pas, à 67 ans, une carrière de dictateur mais qui se propose pour monarque. Il sera l'Etat. Nous serons « le peuple ». Nul doute qu'il sera « bon pour le peuple ».
- Vous en concluez ?
- Que si les Français cherchent un père, ils ne peuvent en espérer un meilleur. Mais une nation qui abdiquerait entre les mains d'un homme, fût-il de Gaulle, le droit qu'elle a acquis dans le sang et qu'elle n'a pas encore perdu de vivre en République et non en monarchie n'a plus qu'à se coucher pour attendre.
— Pour attendre quoi ?
— La révolution qui la soulèvera lorsqu'elle aura refait ses cellules dans la peur, dans l'angoisse, dans la douleur, et qu'elle se lèvera contre ceux qui auront voulu résoudre les problèmes en étant « bons pour le peuple ». Plaise au Ciel que ce jour-là, le peuple soit bon pour les généraux.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express