La lettre de ''L'Express''

Situation en Algérie. Sur la place que la haine occupe dans cette guerre, l'appel à la vengeance. Prend la défense de Djemila Bouhired, militante FLN
Djemila Bouhired... Maurice Audin... Henri Alleg... Le jour viendra-t-il où nous pourrons faire tout un numéro de « L'Express » sans qu'un seul de ces noms y paraisse, et sans qu'en les oubliant nous ayons le sentiment de déserter ?
Le soleil est là, affectueux. Le pays a noirci ses routes de voitures qui témoignent pour sa prospérité, fût-elle artificielle. Et si elle l'est, raison de plus pour en profiter. Margaret et Townsend pour la romance, quelques bonnes adresses de bistrot à la campagne pour l'estomac...
L'Algérie est loin et son sort n'en serait pas modifié si pour une semaine chacun s'en désintéressait. Quatre cent mille jeunes gens mobilisés, un fermier enlevé, un maire assassiné, on s'y fait très bien lorsqu'on ne tremble pour aucun d'eux en particulier.
Pourquoi ne pas s'accorder, pour Pâques, un répit ? Nous n'y sommes pas encore parvenus cette semaine.
Djemila Bouhired est cette jeune fille de 22 ans condamnée à mort par un tribunal d'Alger pour un crime qu'elle n'a pas commis. Depuis que le Président de la République lui a épargné la guillotine, elle est dans quelque camp, le bras droit paralysé par une blessure au sein qui s'envenime lentement.
Quelques Françaises, parmi lesquelles se trouverait, assure-t-on, la maréchale Leclerc, ont fait connaître au président de la République l'expression de leur indignation contre une situation qu'elles jugent scandaleuse.
Ce qu'elles demandent tient en cinq mots : la tête de Djemila Bouhired.
Que cette jeune fille vive, fût-ce au bagne, leur est une insulte. Il la leur faut guillotinée.
Peut-être y a t-il parmi ces femmes des mères dont les enfants ont été mutilés, assassinés, massacrés en Algérie et qui ont besoin de sang pour étancher leur douleur. Nul ne peut les juger qui n'ait souffert ce qu'elles souffrent.
Et pour la haine militante, on peut toujours, hélas ! compter sur les femmes.
Mais qu'a-t-on fait de nous ?... Qu'a-t-on fait d'elles ?... Qu'avons-nous fait des Algériens ?...
Sans doute est-ce trop dur, ce que l'on demande aux uns et aux autres. Aux Algériens : de faire confiance à une nation qui les a trois fois trahis. Aux Français : de répondre à la passion par la raison.
Une guerre, une vraie guerre, c'est clair, c'est horriblement simple. On tue le plus possible et avec bonne conscience tout ce qui vous tombe sous la bombe, jusqu'à ce que l'autre déclare forfait. Ce jour-là, l'un est déclaré vainqueur, l'autre vaincu. Et c'est fini pour un moment.
L'important n'est ni d'être généreux, ni d'être politique, ni d'être intelligent, ni d'être civilisé, ni d'être courageux : c'est d'être le plus fort, Dieu étant, dit-on, avec les gros bataillons.
Mais voilà qu'en Algérie ce schéma est inapplicable, puisqu'il ne s'agit pas de vaincre pour pouvoir partir, mais d'être aimé pour pouvoir rester.
Aussi cruel soit-il, c'est un grand destin que celui d'un peuple dont les intérêts supérieurs se confondent avec une victoire de l'esprit sur la force et de l'amour sur la haine. S'il est une nation qui peut y parvenir, c'est tout de même la France, malgré ceux qui ont condamné Djemila Bouhired et qui l'ont giflée dans sa cellule en apprenant que la presse française réclamait sa grâce, malgré celles qui voudraient aujourd'hui effacer de la terre l'ombre légère d'une jeune fille.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express