La lettre de ''L'Express''

Sur le traitement désinvolte des militaires mobilisés en Algérie
Avoir un garçon en Algérie, aujourd'hui, ce n'est pas original. C'est même dans l'ordre des choses.
User depuis deux ans son cœur à l'attendre et à lire les communiqués selon lesquels « les forces de l'ordre ont eu des pertes légères » — légères pour qui ? — personne n'oserait s'en plaindre. C'est le sort commun de ceux qui ont commis la faute d'avoir des fils, et qui les ont élevés dans l'idée qu'on ne refuse pas un ordre de mobilisation.
Mais les parents des jeunes hommes appartenant au contingent 56 IA — certains d'entre eux au moins — ont eu droit cette semaine à une satisfaction supplémentaire. Retour annoncé, puis différé, sans explication.
« Je venais de boucler ma valise, écrit l'un d'eux à sa famille. Tout était prêt pour demain. Et voilà qu'à 21 h. 30 arrive un coup de téléphone d'une autorité supérieure qui ordonne la mise en suspens de notre libération. Aucun détail : ni pourquoi, ni comment, ni quand on partira ».
On ne fait pas la guerre, c'est entendu, avec des enfants de chœur. On ne la fait qu'avec des enfants. Est-ce trop demander qu'ils soient traités avec moins de désinvolture ?
Un autre nous signale, la rage au cœur, que dans son unité les hommes se jettent sur les cadavres des fellagha afin de leur dérober leurs pataugas, et parfois leurs pantalons. Parce que des chaussures convenables, des treillis sans trous, eux, ils n'en ont pas. Et ce n'est pas
avec leur solde rétrécie qu'ils ont une chance de s'en procurer.
Alors ils vont, pieds meurtris et pantalons déchirés, face à des rebelles souvent bien équipés.
Sans faire à ces jeunes hommes l'offense de situer leur moral à la hauteur de leurs orteils, on peut imaginer à quel niveau il se trouve. Peut-on mieux mépriser, individuellement, ces soldats que collectivement on encense?
Jusqu'au mois de mai, les hommes des unités combattantes touchaient, entre autres, une « prime de risque ». Mais l'Algérie étant, officiellement, pacifiée, cette prime leur a été retirée. Il n'y a plus de risque...
Lundi soir, les journaux annonçaient une embuscade dans le Constantinois : 15 morts, 40 blessés. Un engagement en Oranie : 13 morts. Mais il n'y a plus de « risque ».
Aurait-on dit à ces combattants : « Il n'y a plus d'argent », qu'ils l'auraient mieux pris. Ils ne vendent ni leur vie ni leur peine. Mais plus de risque...
C'est confondre ceux qui meurent de cette guerre avec ceux qui en vivent. Car pour ceux-là, en effet, il semble bien qu'il n'y ait plus de risque. Plus de risque de paix.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express