La lettre de ''L'Express''

Sur les changements territoriaux survenus dans le monde depuis le début du siècle
Quelque part en Angleterre, un vieux monsieur très britannique est en train d'écrire ses mémoires, Monsieur Glubb. Vous connaissez ? Glubb, comme Glubb Pacha, le seigneur du Moyen-Orient. C'est lui.
Aux jeunes gens qui apprenaient, à Paris, à Moscou ou à Londres, la géographie à la même époque que le jeune John Glubb, on enseignait encore que le Moyen-Orient était partie intégrante d'un empire : l'empire ottoman.
Pas d'Irak, pas d'Iran, mais une Perse, pas de Jordanie et moins encore d'Israël. Pas de mandat français sur la Syrie ni le Liban.
Simplement, ce que les diplomates appellent « la question du Moyen-Orient ». Une question ainsi posée : comment le royaume d'Angleterre, la République française, l'empire austro-hongrois et la Russie tsariste vont-ils se partager les provinces européennes du vieil empire turc qui s'effondre après quatre siècles de splendeur ?
Il y a toujours quelque part un empire qui s'écroule.
En Turquie cependant, le peuple semblait paisible, et la bonne société venait passer l'été à Paris-Plage. Seuls quelques jeunes hommes imprégnés de culture française, écœurés par la corruption et la décadence de leur pays, se battaient contre le pouvoir débile et despotique d'un sultan borné, pour qu'une nation moderne surgisse des décombres du passé et pour que la Turquie choisisse, en 1914, de prendre les armes auprès de la France.
En Russie, le peuple semblait amorphe, et la bonne
société venait passer l'hiver à Nice. Seuls quelques jeunes hommes entendaient et alimentaient l'immense rumeur qui allait bouleverser le monde.
La première guerre mondiale répondit, d'une certaine manière, à la « question du Moyen-Orient ». Monsieur Glubb avait 21 ans lorsqu'elle se termina. Il en à 60 aujourd'hui.
Il aura donc fallu beaucoup moins qu'une vie d'homme pour que l'empire ottoman soit dépecé et rayé de la carte, pour que l'Occident joue et s'aliène le Moyen-Orient, pour que la Russie soviétique réussisse dans le monde arabe l'implantation que la Russie tsariste avait tentée en vain pendant un siècle ; pour qu'Israël enfin devienne le symbole du courage au combat, bien qu'il se trouve encore d'honorables quinquagénaires pour écrire dans un honorable journal parisien que lorsqu'on s'appelle Lévy, on est par définition un couard avaricieux.
On voit que les choses vont vite, très vite. Et que les jeunes hommes qui ont aujourd'hui 21 ans n'ont, pas plus que ne l'avaient leurs pères, la moindre chance de vivre à 60 ans au sein d'un monde et d'une société pétrifiés dans la forme qu'Os leur connaissent aujourd'hui.
Il reste à choisir si l'on veut être parmi ceux qui transforment ou parmi ceux qui prennent l'histoire pour quelque chose qui s'est passé autrefois.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express