La lettre de ''L'Express''

Budget de la guerre en France
En voulez-vous, de cette guerre ?
— Qu'est-ce qu'elle me coûtera cette année ?
— Dans les 800 milliards.
— Elle me plaît assez, mais pas à ce prix-là. Vous ne pouvez pas faire un effort ?
— Adressez-vous ailleurs.
— Par ici, monsieur, par ici... Nous avons une très bonne guerre à vous proposer. En fait, c'est la même, mais la maison est jeune, dynamique... Alors chez nous vous ne la paierez que 150 milliards. D'accord ?
— Vous, au moins, vous êtes raisonnable...
C'est à peu près à ces étranges dialogues que donne lieu, depuis quelques jours, l'évaluation du prix de revient de la guerre d'Algérie.
Le Chiffre global de 150 milliards a été avancé par M. Félix Gaillard au Congrès de Strasbourg. De tout autre ministre que lui, on aurait pu croire à de l'ignorance pure et simple. Ils sont comme ça. Pas très au courant. Mais le président du Conseil passe pour savoir ce que les chiffres veulent dire, et même pour avoir très précisément compris le langage de ces chiffres-là du temps qu'il était en charge des Finances.
Alors, l'erreur est peut-être de l'autre côté. D'où vient donc le chiffre de 700 à 800 milliards ? Il a été établi par la revue financière anglaise « The Banker », qui l'analyse ainsi :
En 1954, le budget militaire global français s'élevait à 1.234 milliards.
En 1957, il a atteint 1.335 milliards. Entre temps, les dépenses affectées à la guerre d'Indochine (242 milliards en 1954) ont disparu, celles qui concernaient l'entretien des forces régulières en Afrique du Nord sont restées stables (200 milliards), le budget des « dépenses extraordinaires » affectées à l'Afrique du Nord est passé de 0 à 378 milliards, les dépenses additionnelles de 0 à 100 milliards.
Aux 678 milliards qui constituent ainsi l'ensemble des dépenses militaires inscrites au budget en 1957 pour la Défense Nationale en Afrique du Nord, « The Banker » ajoute 90 milliards de crédits civils. Ainsi atteint-il un chiffre de 733 milliards. Au terme de cette évaluation, « The Banker » ajoute que le coût de l'Algérie a englouti environ 5 1/2 % du revenu national en 1957, contre 2,8 % en 1955.
Pourquoi le président du Conseil peut-il, lui, déclarer que la guerre ne coûte aux Français que 150 milliards ?
Pourquoi pas ? Cette question fondamentale n'a jamais fait l'objet d'une publication officielle, en France. A-t-elle
même été sérieusement étudiée ? On a tout lieu d'en douter. Il est remarquable que toutes les informations discutées émanent d'une revue étrangère dont les chiffres ont fait l'objet de protestations lyriques mais jamais d'une réfutation argumentée. Alors rien n'interdit une interprétation personnelle des chiffres.
En voici une qui en vaut une autre. La définition des « dépenses extraordinaires » ou « additionnelles » n'ayant jamais été officiellement donnée, celles-ci peuvent tomber dans un trou. Un trou de mémoire. Et voilà 478 milliards de gagnés.
768 moins 478, cela fait encore 290 milliards. « Mais, a déclaré le Président du Conseil, nous avons obtenu de nos alliés que nos dépenses pour l'O.T.A.N. n'excèdent pas 150 milliards. » Ce qui sous-entend : « Elles devraient être de 300 milliards. Nous n'en assumons que la moitié. Retranchons donc les 150 milliards ainsi épargnés des 290 milliards que nous dépensons pour la guerre d'Algérie. C'est bien ce que je disais : elle nous coûte environ 150 milliards. »
Nos « engagements » théoriques vis-à-Vis de l'O.T.A.N. n'ont jamais été remplis. C'est un détail.
Les motifs profonds que l'on pourrait avoir de poursuivre cette guerre — quel qu'en soit le prix — on songe de moins en moins à les invoquer. Il ne s'agit, en somme, que d'appâter le client, un peu à la manière de ces entrepreneurs qui se déclarent prêts à repeindre votre appartement pour 50.000 francs tout en sachant bien qu'ils vous présenteront, en fin de travaux, une facture de 200.000 francs. Et que vous la payerez.
Ainsi fait-on aux Français une double offense. Celle de jongler avec leurs milliards, comme s'il ne s'agissait pas de pain, d'écoles, de logements, niais de signes cabalistiques dont le déchiffrage ne saurait être effectué que par de hautains savants.
Celle de croire et de faire croire qu'ils sont incapables d'assumer en pleine connaissance de cause les sacrifices • qu'impose une guerre. Comme s'ils avaient l'habitude de les refuser.
Encore faut-il, certes, pour les leur demander et pour les obtenir, être soi-même convaincu qu'ils sont nécessaires au salut du pays. Et bien malin qui dira où se situent, dans ce domaine, les convictions intimes de M. le président du Conseil.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express