La lettre de ''L'Express''

Moque ceux qui vitupère l'Amérique
L'Amérique ? « Une bande d'affairistes ignorants et présomptueux, sous la direction nominale d'un président fatigué. L'avance prise par les Russes est accablante... Déjà, les scandales non punis de la revue « Confidential », l'inconscience d'hommes politiques qui prétendent donner des leçons d'anticolonialisme au monde alors qu'ils traitent comme l'on sait la population noire, qui prêchent le libre échange en pratiquant un protectionnisme forcené, qui nomment des ambassadeurs et des hauts fonctionnaires en raison de contributions aux caisses électorales, qui recrutent leurs agents diplomatiques à Hollywood, montraient une profonde décadence. On ne peut à la fois se consacrer aux balles de golf et au Spoutnik. Il faut choisir.
Ce jugement définitif, ce n'est pas dans « l'Humanité » qu'on peut le lire cette semaine mais dans un bulletin confidentiel dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'a jamais reflété les positions de la classe ouvrière. Il traduit bien l'état d'esprit de toute une fraction de la grande bourgeoisie d'affaires qui, depuis une semaine, exécute en dix mots comme en cent l'Amérique « décadente » tout en prenant ses assurances de « l'autre côté ». Combien de vestes bien coupées sont ainsi en train de se retourner, dont on ne soupçonnait pas qu'elles étaient doublées de rouge...
Il faut distinguer cependant, parmi ces nouveaux admirateurs de la Russie Soviétique, entre les girouettes et les boussoles.
Les girouettes composent cette vaste catégorie que fascine le succès. Dans le privé, ils se feraient moines pour dîner avec un ministre en exercice ou pour tutoyer M. Boussac. Que ceux-ci aient quelque revers, que la fortune cesse un temps de leur sourire, et les girouettes virevolteront, sans même y penser, comme toute girouette lorsque le vent tourne.
L'étrange est qu'ils n'attendent ni ne reçoivent rien de ceux qu'auréole le succès. Leur instabilité n'est marque que de stérilité dans l'imagination et d'un sentiment confus d'impuissance. Se tenir aux côtés du vainqueur du moment, c'est emprunter au soleil un peu de son éclat pour camoufler une pâleur chronique.
Les Américains, si sensibles au prestige que confère
la réussite, si cruels à l'échec, ne s'étonneront pas de voir se détourner d'eux les mêmes hommes qui, il y a trois ans, accusaient de trahison les Français obstinés à penser qu'il n'était pas sain, d'envoyer le Président du Conseil se faire investir à Washington. Cela leur apprendra peut-être à reconnaître leurs amis de leurs clients.
Du côté des boussoles, c'est tout différent. On a du sang-froid, des intérêts, la vue longue. Et on ne perd jamais le nord.
La naissance de Spoutnik, avec tout ce qu'elle révèle de puissance maîtrisée du côté soviétique, leur a donné à penser en des termes qu'un célèbre industriel exprimait à peu près ainsi :
— « Les Américains ? Des faux durs qui croient encore à des fariboles telles que la liberté, l'égalité, et la fraternité, qui s'intéressent au niveau de vie de leurs ouvriers... Laissez-moi rire. Les Russes, eux, ne s'embarrassent pas de considérations sentimentales périmées. On ne fabrique pas Spoutnik avec des grèves et des élections libres. Prenons donc des leçons chez ces gens-là. Budapest, Budapest... Si nous faisions autant en Algérie, le problème serait réglé. Le temps de l'homme est révolu. Celui des démocraties s'achève. Tant pis pour ceux qui seront broyés. L'important est d'appartenir à l'une des cinq, des dix, des vingt cellules de techniciens qui mèneront la société future. Le régime ? Je m'en fous. Il sera bon, s'il est fort. »
Que les boussoles indiquent le cap sur lequel il convient aux réalistes de cingler, c'est possible. Encore qu'ils aillent sans doute un peu vite. Mais au milieu de ces perturbations atmosphériques une catégorie d'individus restera éternellement mal orientée, que souffle le vent d'est ou d'ouest : celle des imbéciles qui se font inlassablement tuer sur toutes les barricades du monde, dans toutes les révolutions du monde, et quelquefois contre le Mur de l'Atlantique, pour que derrière eux se lèvent des « lendemains qui chantent ». Chers imbéciles...

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express