La lettre de ''L'Express''

À l'occasion de la publication dans les colonnes de L'Express, des premières pages du récit algérien de JJSS, portrait élogieux de ce dernier.
C'est toujours, dans un journal, un moment un peu solennel que celui où un texte qui a requis beaucoup de travail est soumis à l'approbation générale.
C'est un peu comme une naissance. Quelque confiance que l'on ait dans la santé des parents, on sait qu'un accident peut toujours arriver, qu'il en arrive immanquablement.
L'instant n'est pas aux politesses. C'est la minute de vérité. Les feuillets passent de main en main. D'un trait, d'une croix, chacun marque ce qui mérite, selon lui, rectification, modification. Si au premier « Alors ? C'est bon ? » qui fuse, la réponse ne vient pas, spontanée, tout est dit. L'auteur n'a plus qu'à recommencer.
Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui nous a remis mardi le début du récit dont nous commençons la publication, passe pour être un personnage assez insupportable. Il lui arrive de l'être, en effet.
Mais il se soumet, comme chacun de nous, à cette épreuve qui, dans le passé, lui fut rarement cruelle.
Les Américains ont un mot pour désigner les personnalités de son espèce. Ils disent : « provocative ».
Là où il se trouve, le climat se tend, sans que l'on sache bien pourquoi.
C'est un homme jeune. C'est même un jeune homme, dont le sourire recèle encore ces vestiges de l'enfance qui ne déserteront peut-être jamais son visage, et dont l'intolérance commence à peine à se tempérer.
Mais en même temps François Mauriac raconte qu'après l'avoir rencontré pour la première fois, il eut envie de lui demander :
« Dites-moi, monsieur, avez-vous jamais entendu parler de la comtesse de Ségur, née Rostopchine ? »
Tant ce jeune homme lui paraissait étrangement détaché de l'univers commun, et presque de la vie.
Sa grande affaire, c'est l'avenir, celui de sa génération dont il n'a jamais bien compris que l'on puisse ne pas être solidaire, tant le destin individuel lui paraît lié au destin collectif.
Ce que la France a été, a connu, a fait avant que cette génération ait atteint l'âge d'homme, c'est de l'histoire écrite par les autres. Ce qu'elle est, ce qu'elle sera, c'est de l'histoire à faire de ses mains, et dont, volontaires ou non, nous porterons tous le poids.
Que des mains puissent s'atteler à d'autres tâches, lui paraît saugrenu, quasi indécent.
Aussi est-il parfois fatigant, irritant aussi par tout ce qu'il paraît entrer d'illusion dans cette volonté d'arracher un pays aux ornières où il s'enlise comme on arracherait un avion du terrain pour monter vers le ciel.
Mais le sarcasme ne l'atteint guère et c'est peut-être cette façon d'évoluer non pas au-dessus mais en dehors des autres qui crispe si aisément les sarcastiques sur leurs positions.
Cette fois, cependant, ce qu'il mettait en cause justifiait de l'anxiété : la sienne et la nôtre.
Il est assez rare qu'un homme soit placé en situation de confronter sa vérité politique avec la vérité de tous les jours ; il est assez rare que les aspects personnels, subjectifs, d'une expérience n'oblitèrent pas le jugement au point que les arbres cachent la forêt.
Le récit de Jean-Jacques Servan-Schreiber est celui que nous espérions.
Intervenant dans ce numéro en qualité de rédacteur, et absorbé par ce travail, J.-J. Servan-Schreiber ne lira ces lignes qu'une fois imprimées. Tous ensemble, nous saluons ainsi son retour parmi nous.
Son texte constitue cette semaine le cahier que nous consacrons à « La Marche des Idées ».
Parmi nos « invités », nos lecteurs rencontreront dans ce numéro un grand journaliste américain, Russel Lynes, qui voit ses concitoyens avec humour mais sans illusions, l'un des meilleurs observateurs de politique intérieure : Jacques Fauvet, qui voit la situation sans passion, et deux écrivains improvisés, François Périer et Bernard Blier, qui voient leur métier comme tous les bons artisans : avec amour.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express