La lettre de ''L'Express''

Commente le message diffusé dans des centaines de cinémas français. Tissu de contre-vérités, qui fait planer le spectre d'une récession économique en cas d'abandon de l'Algérie française.
« Demain le port de Marseille risque de voir son activité considérablement réduite. Demain, des files entières de voitures destinées à l'exportation risquent de demeurer sur les quais de départ. « 20 % des exportations en moins, 13 milliards pour le pétrole, l'industrie sucrière réduite de moitié, soit une perte de 13 milliards. Cette lourde menace est pour demain.
« La France, séparée de son prolongement algérien, connaîtrait une crise grave qui s'étendrait partout. Déjà affectée par la perte du marché indochinois, l'industrie textile serait durement touchée :
« 5.000 ouvriers sans emploi dans le Nord,
« 7.000 dans l'Est,
« 1.500 dans la seule ville de Roanne.
« L'industrie électronique verrait son élan complètement stoppé.
« Mais il y a plus grave encore :
« Sur 8 travailleurs dans l'exportation, un se trouverait sans travail, ce qui représente une heure de travail en moins par jour.
« Qui dit stagnation dit réduction.
La « Caravelle » n'aurait pas été possible dans un pays privé de moyens techniques.
« La disparition de l'Algérie signifierait pour l'opinion française un abaissement du niveau de vie, des jours de vacances en moins, des plaisirs en moins.
« La France a mieux à faire que de se résigner et vivre sur des souvenirs et des recettes gastronomiques. Il y a mieux à faire pour demain. Pensez-y. »
Ce texte, c'est celui du commentaire qui accompagne le film projeté en ce moment dans des centaines de cinémas, en même temps que les Actualités françaises. Il paraît qu'il s'agit d'un film de propagande. Pour qui ?
C'est peu de dire qu'il est tissé de contre-vérités. Par exemple : selon les plus récentes évaluations, l'industrie électronique « qui verrait son élan complètement arrêté » envoie en Algérie 1 % de sa production. (A moins qu'il ne s'agisse des commandes qu'elle exécute pour les besoins de la guerre ?) Et nous sommes, dans ce domaine,
importateurs. L'industrie automobile ? Y compris motos et cycles, c'est 3 % de la production qu'absorbe l'Algérie. Le reste est à l'avenant.
Pour la réputation de M. le ministre des Finances, il serait souhaitable qu'il ne passât point pour avoir fourni une semblable documentation à son honorable collègue, M. le ministre résidant, qui a commandé ce film.
Mais il s'agit surtout d'un commentaire réellement aberrant de la situation, puisqu'il tend en somme à prouver que si, d'aventure, les liens juridiques entre la France et l'Algérie étaient modifiés, les Algériens ne mangeraient plus, ne se vêtiraient plus, seraient effacés en bref de la carte du monde.
S'ils ne s'agit vraiment que de garder des clients, alors qu'on se hâte de les traiter comme tels !
Aux combattants d'Algérie et à leur famille, on ne l'envoie pas dire : il faut poursuivre la guerre pour ne pas avoir, demain, « des plaisirs en moins ». Que pense M. le président du Conseil, qui a vu et approuvé ce film, des plaisirs qu'elle leur donne « en plus » ? Compte-t-il faire projeter cette intéressante démonstration à New York pendant la session de l'O.N.U. ? Bonne propagande. Pour le F.L.N. s'entend. Surtout au moment où ce F.L.N. organise avec habileté sa publicité à l'étranger, en se contentant d'inviter dans ses maquis des journalistes de tous les pays, qui écoutent, regardent, photographient, et, rentrés chez eux, écrivent.
Ainsi, d'un côté, des hommes seront représentés, soldats qui s'enorgueillissent de lutter pour « l'indépendance de leur pays ». De l'autre, des boutiquiers qui se font des soucis pour leur industrie sucrière, en se donnant par surcroît le ridicule de ne pas savoir compter en tonnes.
Nos pires ennemis ne pouvaient en espérer tant. Il est vrai que M. le ministre résidant ne cesse jamais de dépasser les espoirs que l'on met en lui.
Lorsqu'il aura perdu sa situation auprès de M. de Serigny, ce n'est pas chez Publicis qu'il faudra songer à le recaser.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express