La lettre de ''L'Express''

Introduit le dossier sur la société de consommation produit dans la rubrique « La marche des idées » de ce numéro
Une fois par semaine, le travail commence très tôt dans nos bureaux et, lorsque nous arrivons, les femmes de ménage sont encore là, agenouillées, qui tordent leurs serpillières de leurs mains usées.
Leur âge ? Elles n'en ont guère. Leur métier ? Ce que l'on appelle pudiquement « les gros travaux ».
L'après-midi, elles font des lessives en ville. Et, le dimanche, elles la font chez elles.
La lessive, pour le cinéaste, c'est un drap blanc claquant au soleil ; pour le poète, c'est « une œuvre de choix qui veut beaucoup d'amour » ; pour les enfants des familles humbles, c'est le jour où maman a la taloche facile ; pour les autres, c'est le jour ou il est défendu d'entrer à la cuisine. Pour toutes les femmes, c'est une malédiction liée à leur condition.
Si, pour « L'Express », la lessive est devenue cette semaine un sujet de conversation, ce n'est pas, cependant, que les soucis domestiques de la fraction féminine de notre équipe l'aient subitement emporté sur de plus nobles préoccupations. Nous pourrions même dire : au contraire.
Lorsqu'un économiste de nos amis nous a dit, soutenu par un homme d'affaires, approuvé par notre envoyé spécial B. Girod de l'Ain qui rentrait d'un voyage aux chantiers navals de Nantes :
« Les Français ? Ne leur parlez plus de l'Algérie, ils en sont excédés. C'est leur niveau de vie qui les intéresse. Parlez-leur donc des Arts ménagers... Ils ont
dépensé 290 milliards en 1956 en articles de ménage. Et la production des machines à laver est passée de 55.000 en 1950 à 390.000 en 1956...», les femmes présentes se sont un peu moquées de cet éminent technicien qui découvrait, dans ses chiffres, que la vie quotidienne est faite aussi de café à moudre, de tapis à balayer et de linge à laver.
Mais soudain, à partir de ces chiffres et de quelques autres, un nouvel aspect du monde, de la société, des relations humaines, s'est dessiné. Des questions se sont croisées, des problèmes se sont posés. Ce formidable élan vers le confort, vers la civilisation mécanique, qui soulève les Français, vers quoi les mène-t-il ? Comment s'inscrit-il dans l'histoire ? Que contient-il de puissance explosive ou, au contraire, pacificatrice ? Que fait-il pour leur bonheur ou pour leur malheur ?
Aussitôt, nous décidions de réunir un spécialiste des études de consommation, un professeur de sciences politiques, un sociologue pour qu'ils ouvrent, devant nos lecteurs, ces perspectives.
Se sentant menacée par la place qu'occuperait la publication de ce débat, Madame Express défendit alors l'espace nécessaire à la présentation des modèles de haute couture dont la diffusion commence.
« Elle a raison, déclara l'économiste. Le peuple français est le plus dépensier du monde en matière d'habillement. 14 % de son budget y passe et... »
Les robes, à leur tour, montrèrent leur face chiffrée, se transformèrent en « biens de consommation », en « besoins cristallisés »...
C'est pourquoi, cette semaine, nos lecteurs trouveront la Marche des Idées consacrée à la marche de la vie, une vie qui ne se déroule point dans les dossiers et dans les statistiques, mais qui inscrit là en termes barbares ce qu'un ouvrier de Nantes exprimait en termes simples :
« On est en guerre pratiquement depuis 1939. S'il fallait attendre que cela finisse pour être mieux payé, on pourrait passer la consigne à nos petits-enfants. »
Et il ne semblait point disposé à attendre d'être grand-père pour participer, si peu que ce fût, à l'élan universel vers le mieux-être.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express