La lettre de ''L'Express''

Portrait de Céline et parrallèle entre ce personnage honni et M. Ceccaldi-Raynaud
Céline sort un livre de mémoires sur Sigmaringen. Je crois que je pourrais le rencontrer, dit l'une de nos collaboratrices.
Le silence tombe sur le bureau où nous sommes tous réunis, en conférence de rédaction, comme si chacun n'était plus attentif soudain qu'à sa rumeur intérieure, à la résonance de ce nom projeté contre le tambour de la mémoire.
Et puis, d'un coup, une frontière surgit qui rejette de part et d'autre les moins de 30 ans et les plus de 30 ans.
Parmi les premiers, il y a ceux qui ont vaguement le souvenir d'avoir entendu le nom de Céline, ceux qui le connaissent mais qui n'ont rien lu de lui, ceux qui l'ont lu mais après la guerre. Tous observent, avec un étonnement où il entre un peu d'ironie, la houle qui lève chez leurs aînés.
Quelques jours plus tard, le texte sténotypé des propos qu'il a tenus, dans son pavillon de Meudon, en présence de deux collaborateurs de « L'Express » est entre nos mains, en même temps qu'un jeu de photos. Et voilà le passé brutalement exorcisé. II ne reste plus que le présent : un homme usé, dont l'espèce de génie recouvre, comme un manteau troué, un effrayant portrait, celui d'un certain Français moyen, d'un personnage pour Noël-Noël, crispé sur le passé jugé admirable parce qu'il coïncidait avec sa jeunesse, dépité par le présent parce qu'il coïncide avec son impuissance, maudissant l'avenir parce qu'il lui est interdit, haïssant une société qui ne lui donne pas les honneurs dont il se juge digne mais, trop vieux pour songer à la refaire, préférant la voir anéantie.
Seulement, alors que tout cela est en général petitement ressenti, faiblement exprimé, le trait noir de Céline écorche, dépouille et creuse profond : jusqu'à la caricature.
Il faut lire ce texte, ne fût-ce que pour chasser de soi le moindre des germes de haine et de sénescence que sème parfois le découragement.
N'est-elle pas porteuse de découragement, l'histoire de cette lettre, écrite par M. Ceccaldi-Raynaud à M. Guy Mollet, publiée dans notre précédent numéro, et dont l'auteur déclare aujourd'hui en termes noblement indignés qu'il s'agit d'un faux ? Rien que cela. Un faux.
Devant tant d'assurance jointe à tant de hauteur, pourquoi ne pas avouer qu'en dépit des vérifications soigneusement opérées avant publication, nous avons été ébranlés ?
Oui, pendant quelques heures, nous nous sommes dit : « Ce n'est pas possible. Un homme ne peut pas mentir avec cette audace, insulter avec cette impudence. Nous avons dû être sciemment trompés... »
Le spectacle de la lâcheté, de la peur et du mensonge est de ceux qui font mal, surtout lorsqu'il s'agit d'hommes qui se disent socialistes.
Tout de même... Le jour où ils ont choisi de militer dans ce parti, il est impossible qu'ils n'aient pas brûlé un instant du désir de construire une société où la lâcheté, la peur et le mensonge seraient combattus sinon exclus ?
L.-F. Céline en conclurait sans doute que tous les hommes se valent et sont dignes d'un même et immense mépris.
Mais non. Ils sont cinq qui connaissent l'authenticité de ce document, trois témoins plus le destinataire et l'expéditeur eux-mêmes.
Deux des témoins, refusant la complicité dans la calomnie mais déchirés par la fidélité « au parti », se sont murés dans le silence.
Le cinquième homme s'est révolté. C'est immense. Que toujours un homme sur cinq refuse de laisser corrompre jusqu'à le renier l'idéal de justice que le plus infâme porte en lui à quelque moment de sa vie, c'est ce qui interdit de douter.
L.-F. Céline a 63 ans. M. Ceccaldi-Raynaud a 32 ans. Il lui reste 31 ans pour trouver un pavillon à Meudon.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express